CD : Les Troyens de Berlioz par DiDonato, Spyres, Lemieux et... John Nelson
Hector Berlioz : Les Troyens, Grand opéra en cinq actes. Paroles de Hector Berlioz d'après les livres I, II et IV de L'Énéide de Virgile.
Michael Spyres (Enée), Marie-Nicole Lemieux (Cassandre), Joyce DiDonato (Didon), Stéphane Degout (Chorèbe), Marianne Crebassa (Ascagne), Stanislas de Barbeyrac (Hylas, Hélénus)), Cyrille Dubois (Iopas), Philippe Sly (Panthée), Hanna Hipp (Anna), Bertrand Grunenwald (Priam), Jean Teitgen (L'Ombre d'Hector, le dieu Mercure), Nicolas Courjal (Narbal), Jérôme Varnier (Sentinelle I), Frédéric Caton (Sentinelle II), Richard Rittelmann (Un Soldat, Un Chef grec), Agnieszka Slawińska (Hécube).
Chœurs de l'Opéra national du Rhin, Chœur philharmonique de Strasbourg, Badischer Staatsopernchor. Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dir. John Nelson.
4CDs Erato : 0190295762209 (Distribution : Warner classics)
Durée des CDs : 59'25+71'50+53'11+50'34. (+Bonus DVD : 85')
Note technique : (5/5)
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Les exécutions marquantes du Grand Œuvre de Berlioz ne sont pas légion. Et il est symptomatique que, dans la lignée de celles de Colin Davis (CD, 1969) et de John Eliot Gardiner (DVD, 2003), ce soit John Nelson qui en soit la cheville ouvrière, et non un chef français... En ces temps de disette opératique au disque, cette nouvelle venue fait figure d'événement. L'enregistrement live, effectué lors d'exécutions de concert en avril dernier à Strasbourg, offre un indéniable avantage. Car l'engagement de chacun laisse un sentiment d'urgence qui ne se dément pas de la première à la dernière note de cette immense fresque qui a peu d'équivalent dans le répertoire.
Berlioz a très tôt été fasciné par L'Énéide de Virgile et il n'est pas étonnant qu'il s'y soit directement référé pour y puiser son propre texte sans faire appel à quelque librettiste. Une autre source d'inspiration est Le Marchand de Venise de Shakespeare qui fournira la matière du duo d'amour au 4ème acte. Cette immense fresque a d'ailleurs quelque chose de shakespearien, ne serait-ce que dans la juxtaposition de scènes éminemment contrastées. Les passages de la guerre de Troie et de la rencontre de Didon et d'Énée à Carthage hanteront longtemps Berlioz avant que mûrisse ce chef d'œuvre unique dans l'histoire de l'opéra français du 19 ème siècle. Ses deux longues parties en témoignent : La prise de Troie (actes I et II) et Les Troyens à Carthage (actes III, IV et V). Mais la monumentalité ne doit pas effrayer. La partition la plus audacieuse de son auteur veut atteindre, comme il le souligne dans ses Mémoires, « la vérité simple, la grandeur sans enflure, la force sans brutalité ».
L'œuvre rencontre chez John Nelson un goût inné pour l'idiome français, tant mis en avant durant les années passées à la tête de l'Orchestre de chambre de Paris. Pour ces sonorités étranges empruntées à un instrumentarium rare, ces timbres aux couleurs spécifiques (un seul exemple : la sonorité voilée des cors avec sourdine sur un lit de cordes graves, lorsque l'Ombre d'Hector annonce à Enée sa destinée romaine). Pour ces enchainements singuliers, voire inattendus, témoins des grandes convulsions romantiques, ces tournures originales et vagues envahissantes d'une musique inextinguible, ce parfum de nostalgie baignant plus d'une page de poésie frémissante (atmosphère élégiaque de la « Chasse Royale »). L'aspect visionnaire, il le ménage au fil des ruptures de rythme qui souvent semblent interrompre le récit alors qu'elles en révèlent les divers soubresauts, et de cette succession de tableaux intimistes et d'ensembles grandioses qui architecturent la partition : lamentation de Cassandre, folle crédulité des Troyens durant l'Octuor avec chœurs, scène de Didon et de sa sœur Anna, grand finale des adieux de la Reine. L'Orchestre philharmonique de Strasbourg, qui n'est certes pas le Boston Symphony de Munch, développe une sonorité d'un belle finesse française, dont des cuivres tout en rondeur. La contribution chorale, combien déterminante ici pour incarner ces foules tour à tour affligées ou vindicatives, est elle aussi remarquable. Pas moins de trois formations ont été réunies : les Chœurs de l'Opéra National du Rhin, le Chœur philharmonique de Strasbourg et le Badischer Staatsopernchor de Karlsruhe - un joli clin d'œil à la ville qui, en 1890, vit la création scénique de la version intégrale de l'opéra.
On est admiratif devant la qualité de la diction des solistes au soutien d'une interprétation de grande classe. Le challenge était de distribuer l'opéra à des voix françaises. Pari osé, mais tenu car, à l'exception des rôles de Didon et d'Enée, distribués à deux américains, c'est la fine fleur du chant français qui est à l'honneur, pour la plupart assumant de surcroit une prise de rôle. A commencer par Stéphane Degout dont le timbre évolue désormais vers une couleur plus sombre, solide Chorèbe, idéalement projeté. Puis les basses Nicolas Courjal, majestueux Narbal, Jérôme Varnier et Jean Teitgen. Ou les ténors qui par une ligne de chant immaculée, illuminent les parties de Iopas (Cyrille Dubois) et d'Hylas (Stanislas de Barbeyrac), dont la chanson, au Vème acte, reste l'une des pages les plus émouvantes de l'œuvre. Le beau timbre de Marianne Crebassa adorne la partie d'Ascagne d'une authentique aura de jeunesse. La Cassandre de Marie-Nicole Lemieux a fière allure. Le charisme de l'artiste, qui ne se ménage pas, porte le personnage, même si, à l'occasion, elle est taxée par le registre aigu du rôle. Joyce DiDonato est une Didon passionnée et vibrante d'humanité. Un art inné de la déclamation française lui permet d'insuffler à la reine de Carthage des accents grandioses puis à la femme éplorée d'autres bouleversants. Le Monologue du suicide, plus que déchirant, atteint le pathétique et l'air « Adieu, fière cité » est d'une justesse de ton, d'une noblesse qui transfigurent littéralement le personnage, concourant à porter à l'incandescence la fin de l'œuvre. Michael Spyres est un Enée dont le timbre clair, éclatant, satisfait toutes les exigences de vaillance et de lyrisme de ce rôle délicat. Typique des compositions du XIX ème, à la fois proche de Rossini par les exigences de la quinte aiguë et d'un Meyerbeer par l'intensité de la ligne, sans parler de l'endurance. Le portrait s'accomplit au fil des scènes jusqu'au récitatif « Inutiles regrets » et à l'air final atteignant une réelle grandeur. Les deux chanteurs américains avaient, lors du duo « Nuit d'ivresse et d'extase infinie », distillé à la fois tendresse et exaltation en une union frôlant l'idéal.
La captation live - tour de force en l'occurrence - est une réussite. Si parfois les chœurs paraissent distants, du fait de leur placement physique derrière l'orchestre, la différentiation des plans est satisfaisante. L'image sonore est consistante aussi bien dans les ensembles les plus charnus, qui évitent la saturation, que dans les passages ''atmosphériques'' de lyrisme.
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Texte de Jean-Pierre Robert