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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

L'Ange de feu ou l'expressionnisme débridé, au Festival d'Aix-en-Provence

LAnge de feu 1
© Pascal Victor/ Artcompress

  • Serge Prokofiev : L'Ange de feu. Opéra en cinq actes et sept tableaux. Livret du compositeur d'après le roman de Valéri Brioussov
  • Aušriné Stundyté, Scott Hendricks, Agnieszka Rehlis, Andreï Popov, Krzysztof Baczyk, Pavlo Tolstoy, Lukasz Goliński, Bernadetta Grabias, Bożena Bujnicka, Maria Stasiak, Justyna Bluj, Monika Buczkowska, Joanna Kedzior, Magdalena Stefaniak, Karolina Makula, Justyma Szymkowiak
  • Chœur de l'Opéra national de Pologne
  • Orchestre de Paris, dir.: Kazushi Ono
  • Mise en scène : Mariusz Treliński
  • Grand Théâtre de Provence, le 13 Juillet 2018 

Donné pour la première fois au Festival d'Aix, L'Ange de feu y connait une production on ne peut plus expressionniste dans la vision du polonais Mariusz Treliński, importée du Théâtre Wielki de Varsovie. Serge Prokofiev était fasciné par l'occultisme, et la découverte du roman de Valéri Brioussov, maître du symbolisme russe, sera le déclic de la mise en chantier d'un opéra, écrit entre 1920 et 1927. Qui sera créé bien plus tard, en 1954, en version de concert à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées et en français. Kazushi Ono dirige l'Orchestre de Paris, de nouveau en résidence au festival, et une distribution de haute volée. Un formidable moment de théâtre et une fière réussite musicale.

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Œuvre hors-norme, L'Ange de feu, dans l'Allemagne superstitieuse du XVIème siècle, plonge le spectateur dans le mysticisme et le religieux, le réel et la fiction, et dépeint une figure de femme comme il en est peu dans le monde lyrique : Renata a vu naguère lui apparaître Madiel, un ange de feu, et depuis est envoûtée par cette vision qui la torture corps et âme. Cette possession est-elle angélique ou diabolique ? L'épigraphe du roman, « dans lequel il est question du diable, maintes fois apparu à une vierge sous les traits d'un esprit de lumière et de la manière dont il lui fit commettre divers péchés » laisse peu de doute. Un personnage non moins étrange, le chevalier Ruprecht, à qui elle se confie, tente en vain de la libérer de l'obsession qu'elle poursuit à travers la recherche d'un homme idéalisé, le comte Heinrich en qui elle voit la réincarnation de Madiel. Entrée au couvent, elle déchaîne l'hystérie parmi les nonnes et périt sous l'exorcisme du Grand Inquisiteur. On aura croisé au fil du délire hallucinatoire de Renata une voyante prédisant sang et crochet de fer, un libraire d'ouvrages sulfureux, Jakob Glock, un savant maître ès magie noire, Agrippa von Nettesheim, et même Faust et Méphisto. En fait, une galaxie de personnages épisodiques tous aussi mystérieux qu'inquiétants, et toutes sortes de ''diableries'', pour reprendre le mot du musicien. 

LAnge de feu 2
© Pascal Victor/ Artcompress

Dans un luxe visuel inouï, où le cru de couleurs vives s'incruste dans un univers résolument sombre, enluminé par des éclairages magistraux (Felice Ross), la production d'Aix renchérit sur l'expressionnisme de l'opéra par une vision démultipliant ses potentialités dramatiques. Car si dans L'Ange de feu, la musique épouse le drame et la tension qu'il génère par un symphonisme dense, elle est aussi un formidable médium pour construire des images saisissantes. Mariusz Treliński, comme pour sa régie de Tristan und Isolde à Baden-Baden, joue sur divers plans et utilise plusieurs lieux simultanés pour installer et déployer l'hystérie de Renata, forger le chemin d'épreuves de Ruprecht et croquer avec envie les personnages qui gravitent autour d'eux tels des météores. Sans solution de continuité si ce n'est la délimitation d'aires de jeu différentes dans un même ensemble, la régie acquiert une étonnante fluidité : une histoire d'amour en chute libre, enfoncée dans la noirceur de notre époque, suggère le metteur en scène. D'où le parti de placer l'action dans un luxueux hôtel de passes où l'on est transporté de l'atrium bar à la chambre ou à la salle de bains, voire ailleurs par des portes ouvrant sur nulle part. Pour créer un univers trouble où le fantastique le cède à l'inquiétant, Treliński procède par paliers, nous enfonçant, comme son héroïne, peu à peu dans une sorte de contemplation de la souffrance qu'elle vit. Dans « une vision inquiétante du monde... où les personnages ''se contaminent'' mutuellement ». 

Plus que le surnaturel c'est l'hystérie qui est ici mise en avant, jusqu'à l'envoûtement et le quasi état de possession qui s'empare de Renata, de ceux qu'elle côtoie, voire du spectateur. Telle la fin de la première partie, lors de la rencontre avec Agrippa von Nettesheim, où Ruprecht lui-même se voit pris dans les filets du monde parallèle et magique des croyances de celle qu'il croit sauver de ses illusions. Tout devient hallucinant à travers un clignotement sauvage de lumière comme désintégrant l'atmosphère. Et surtout la formidable scène finale qui voit un quasi état général de transe obsessionnelle aux frontières du supportable dans un gigantesque chaos. Pourtant, licence est ici prise avec le texte. Par ce que Treliński qualifie de « Rétrospection », Renata, dont a été acté auparavant le suicide, revit ses heures de jeunesse dans un pensionnat de jeunes filles qu'elle affole déjà de son délire hallucinatoire, s'en prenant à son précepteur que toutes appellent ''Inquisiteur''. Cette lecture assénée, portée par une direction d'acteurs serrée, constamment à la limite de la fébrilité, trouve peu de répit, comme si quelque esprit masochiste tentait de tout conduire à une inéluctable perdition, de l'héroïne comme de son prétendu sauveur. Peut-être cette mise en scène applique-t-elle ce mot de Prokofiev selon lequel il faut « écrire de manière à ce que la musique vienne en permanence renforcer l'impression que provoquerait le drame seul sans la musique » (Journal intime, 1924). 

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© Pascal Victor/ Artcompress 

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Un panel d'immenses chanteurs acteurs se régale de ces figures paroxystiques. Comme à l'Opéra de Lyon, où elle avait, en 2016, déjà triomphé d'un rôle écrasant mais taillé à sa mesure, Aušriné Stundyté prête à Renata une épaisseur dramatique peu commune, troublante, énigmatique dans ses aspirations contradictoires mêlées d'angoisse et de déchirement, mais d'une désarmante sincérité jusque dans ses revirements les plus inattendus. Au service d'une interprétation musicale d'une puissance incroyable, faisant sien le langage haché de Prokofiev, partagé entre une sorte de sprechgesang et un style arioso bien spécifique, grâce à une voix de soprano qu'on sent inextinguible, capable aussi d'un grand raffinement. Sans parler de la performance physique d'un rôle qui tient son interprète constamment en haleine, soumise à des crises convulsives et autres exigences sévères de la mise en scène. Du Ruprecht de Scott Hendricks émane la même intensité. Le baryton américain, qui possède un timbre dont le grain retient l'attention, se mesure à cette figure d'antihéros avec un parfait naturel dans le chant comme par une considérable présence : c'est que l'apparente solidité de l'homme contraste avec l'imprévisibilité, la fragilité mais aussi la ferme résolution de celle qui voit pourtant en lui son sauveur. Une distribution sans faute les entoure, dont les ténors Andreï Popov (Agrippa, Méphisto) et Pavlo Tolstoy (Jakob Glock), la basse Krzysztof Baczyk (Faut, L'Inquisiteur) ou la mezzo Agnieszka Rehlis (La Voyante, La Mère supérieure). Kazushi Ono embrasse à bras le corps cette musique puissante, à l'écoulement motorique, aux climax impressionnants dont n'est pas exclu le sarcasme, mais qui sait aussi contraster des bouffées de lyrisme. À l'intense réseau motivique, multipliant des thèmes courts évocateurs des personnages et de leurs états divers, fait écho un débit tour à tour ensorcelant comme son héroïne, ou démoniaque à l'image de son sujet, en tout cas aussi violemment emporté qu'il peut s'assagir en un éclair. Tous éléments permettant d'apprécier la haute maîtrise instrumentale de l'Orchestre de Paris. Même si l'on est par moment emporté par le flux d'un discours luxuriant et des fortissimos telluriques, l'interprétation musicale est à l'unisson de la régie par une volonté commune d'épouser le symbolisme premier de l'opéra et l'expressionnisme russe débridé recherché par Prokofiev. 

Texte de Jean-Pierre Robert      



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