Festival de Salzbourg : une grandiose Dame de Pique
© SF/Ruth Walz
- Piotr Ilyitch Tchaikovski : La Dame de Pique. Opéra en trois actes et sept tableaux. Livret de Modest Tchaikovski et du compositeur d'après la nouvelle éponyme de Serge Pouchkine
- Brandon Jovanovich, Vladislas Sulimsky, Igor Golovatenko, Alexander Kravets, Stanislav Trofimov, Pavel Petrov, Evgenia Murareva, Oksana Volkova, Anna Schwarz, Margarita Nekrasova, Vasilia Berzhanskaya, Yulia Suleimanova, Gleb Peryazev, Oleg Zalytskiy
- Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
- Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor
- Angelika-Prokopp-Sommerakademie der Wiener Philharmoniker
- Wiener Philharmoniker, dir. : Mariss Jansons
- Mise en scène : Hans Neuenfels
- Grosses Festspielhaus, 13 août 2018
Dans la grande salle du Palais des festivals, les productions scéniques se caractérisent toujours par leur opulence et la débauche des moyens mis en œuvre. Cette nouvelle Dame de Pique, une première au festival, ne fait pas exception. C'est à Mariss Jansons qu'en a été confiée la direction, lui qui avait, lors du festival 2017, transfiguré la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch. L'empathie du chef pour Tchaikovski est totale, qui n'hésite pas à déclarer que pour lui «il est un des plus grands mélodistes de l'histoire de la musique». La présence des Wiener Philharmoniker dans la fosse est bien là pour le rappeler. Et la production est au service du texte musical dans une parfaite symbiose.
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La courte nouvelle de Pouchkine a inspiré à Modest Tchaikovski, le frère du compositeur, une libre adaptation qui en renforce cependant considérablement l'impact dramatique. Plusieurs personnages en ressortent étoffés dont celui de Hermann, pour qui le musicien éprouvera de la compassion. Car ce prototype du héros romantique pris au piège de sa passion pour le jeu au point de sacrifier son amour pour Lisa, suscite plus de l'empathie que de la répulsion. On sait que dans la nouvelle de Pouchkine, l'attirance qu'il éprouve pour la jeune femme est peu développée. L'opéra accentue ce paramètre au point de le confronter à la passion du jeu, comme il met l'accent aussi sur la dimension faustienne du personnage de Hermann et sur le fantasme du surhomme. La mise en scène de Hans Neuenfels, à qui l'on doit bien des succès du festival, dont une Flûte enchantée durant les années Mortier, ne cherche pas à réécrire l'histoire, à la réinterpréter, mais simplement à s'attacher fidèlement au texte et à ses sources littéraires. Pour lui, l'action se concentre sur l'antagonisme entre un individu et son environnement, entre une société qui après avoir pris au piège un homme, va le détruire. Le jeu, une passion typiquement russe, étant un moyen purement social pour parvenir à cette fin. Car Hermann qui veut dominer toute chose, succombe à l'absurdité du mythe de Sisyphe. La production se caractérise par sa fluidité, à l'image de la musique de Tchaikovski, tout en respectant une certaine discontinuité entre les divers épisodes de l'action. Pour passer sans hiatus des scènes d'ensemble aux tableaux de confrontations entre personnages. À cette fin, il utilise le vaste espace du plateau du Grosses Festspielhaus qu'il module en tableaux suggestifs, variant les volumes où prédomine le noir, et ce sans se préoccuper de décoration naturaliste. L'environnement prime sur le détail, à l'exception des costumes recherchés (Reinard von der Thannen) qui réservent quelques clins d'œil complices, telle cette foule qui lors de la promenade au Ier acte, est déguisée en baigneurs. Ou plus pessimistes, comme plus tard, lors du bal, cette même foule arborant résolument des habits de deuil. Des groupes apparaitront aussi sur des rails façon automates, contribuant à rappeler le background militaire de l'opéra.
© SF/Ruth Walz
La régie avance scène par scène dans un souci certain de lisibilité, et de réalisme. Ainsi le tableau de la Pastorale du IIème acte, qui ne passe pas pour le mieux intégré à une action par ailleurs linéaire, est-il traité au premier degré, ponctué d'une nouvelle note pessimiste lors de l'entrée de Catherine II dont est présenté l'immense squelette. Pour décrire le tourment de Hermann, la régie d'acteurs se veut volontairement concrète, bannissant tout excès. Elle atteint son apogée lors de la scène de la chambre de la Comtesse, que Neuenfels voit justement comme le pivot de l'histoire. Le plateau est réduit en son centre à la dimension d'une simple pièce où tout est d'un blanc clinique, murs, lit, chaise, paravent. De ce parti aussi immaculé que claustrophobe se dégage une atmosphère oppressante, impressionnante. Neuenfels dit avoir privilégié alors le blanc pour signifier l'absolue clarté de l'action à ce point de l'opéra. Le jeu de scène est pareillement étourdissant : la Comtesse ayant pris congé de ses suivantes, se défait de sa perruque pour laisser apparaître un crâne chauve. Surprise par Hermann, elle l'écoute, médusée devant son audace. Elle le dévisage et ira jusqu'à l'enlacer. Peut-être Hermann est-il à ses yeux la réincarnation du Comte de Saint Germain, celui qui naguère lui a révélé le secret des trois cartes gagnantes, et que Hermann veut maintenant récupérer ? Un moment d'anthologie. Dès lors, le parcours du soldat ne sera que course à l'abîme, d'abord lors de la scène dite de la caserne, transposée ici dans un défilement de rues, puis lors de la rupture avec Lisa, jusqu'à la scène finale du tripot : lorsqu'il tire la troisième carte, celle de la dame de pique, apparaît le visage de la comtesse en fond de scène.
© SF/Ruth Walz
Quel que soit l'impact de la production, le spectacle vaut surtout par son volet musical. La densité dramatique ressort à chaque instant de la direction de Mariss Jansons. Un flux musical ininterrompu, que le compositeur coucha sur le papier avec une étonnante rapidité, en quelques mois durant l'année 1890. On ne sait que louer : le prélude inquiétant, les grands climax au tragique plus qu'angoissant, le prélude tout aussi effrayant à la scène de la chambre de la comtesse et ses altos lancinants, les sautes d'humeur dans les confrontations entre le personnage d'Hermann et ses compères ou avec Lisa, le lyrisme affolé ou serein de plus d'un air, tel celui de Yeletski. Le réseau de Leitmotive est magistralement mis en lumière. Comme la contribution des bois, ce que l'acoustique très présente de la grande salle met en évidence, en faisant de vrais soli instrumentaux. En un mot, l'irrépressible dynamique d'une lecture qui tient en haleine. La distribution est un sans faute. À commencer par le Hermann de Brandon Jovanovich. Le rôle est écrasant, le personnage étant présent de bout en bout de la pièce, et la tessiture exigeante. Avec sa voix de quasi Heldentenor et une forte présence scénique, le ténor américain triomphe par un engagement qui ne se dément pas, si ce n'est au prix de quelque dureté dans l'extrême aigu. Evgenia Murareva, déjà remarquée ici même l'an passé en Katarina de Lady Macbeth de Mzensk, offre à Lisa de beaux accents lyriques et une incarnation d'un tragique poignant. Anna Schwarz ne cherche pas à ajouter à la Comtesse une dimension grandiloquente, comme souvent. Tout au contraire, jeu et voix se veulent naturels. L'impact n'en est que plus fort. On remarquera encore le Yeletski de Igor Golovatenko, superbe parti pour un mariage socialement ancré dans la norme, et baryton-basse d'une flamboyante projection, comme la Polina de la jeune Oksana Volkova, tout aussi pétulante que vocalement incandescente. Ou encore le vétéran Alexander Kravets, qui de son timbre acidulé de ténor de composition, pare la partie de Tschekalinski d'un piquant sardonique. Les Chœurs de l'Opéra de Vienne qui connaissent sur le bout des doigts leur Pique Dame, constituent un ensemble aussi engagé scéniquement que vocalement brillant, et les chœurs d'enfants sont à la hauteur du chalenge.
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Texte de Jean-Pierre Robert