Opéra : Rodelinda à l'Opéra de Lyon ou le conflit familial sublimé
©DR, photo de la production au Teatro Real, Madrid
- Georg Friedrich Haendel : Rodelinda. Opéra en trois actes. Livret de Nicola Francesco Haym d'après Antonio Salvi et la tragédie de Pierre Corneille ''Pertharite, roi des Lombards''
- Sabina Puértolas (Rodelinda), Laurence Zazzo (Bertarido), Krystian Adam (Grimoaldo), Avery Amereau (Eduige), Jean-Sébastien Bou (Garibaldo), Christophe Ainslie (Unulfo), Fabián Augusto Gómez Bohórquez (Flavio)
- Orchestre de l'Opéra de Lyon, dir. Stefano Montanari
- Mise en scène : Claus Guth
- Décors et costumes : Christian Schmidt
- Lumières : Joachim Klein
- Chorégraphie : Ramses Sigl
- Vidéo : Andi Müller
- Dramaturgie : Konrad Kuhn
- Opéra de Lyon, samedi 15 décembre 2018 à 19 h 30
Et jusqu'au 1er janvier 2019
www.opera-lyon.com
Bien que ce soit un des opéras les plus parfaits de Haendel, Rodelinda n'a pas souvent les honneurs de la scène. On chérit le souvenir d'une production mémorable naguère au festival de Glyndebourne, défendue par le tandem Villégier-Christie. Aussi l'initiative de l'Opéra de Lyon de le monter est-elle plus que bienvenue. D'autant que servi par une mise en scène d'une rare cohérence alliée à une présentation d'un raffinement esthétique extrême, et un plateau musical de haute tenue. Un spectacle d'une belle complétude.
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Créé tout juste après Giulio Cesare, en 1724, Rodelinda appartient à ces chefs-d'œuvre impérissables sortis de la plume de Haendel pour Le King's Theatre de Londres et ses fameux chanteurs. Il faut dire qu'il s'appuie sur un sujet porteur, le Pertharite de Pierre Corneille, paru en 1651, dont la trame, d'abord adaptée par Antonio Salvi, est remaniée par Nicola Haym, le librettiste attitré d'alors. Une tragédie qui au VIIème siècle, voit l'usurpateur Grimoaldo s'emparer du trône de Lombardie et pour asseoir sa légitimité, tenter de séduire la reine Rodelinda, épouse de Bertarido passé pour mort. Celle-ci, pour prouver sa fidélité et sa détermination, propose un marché inouï à son séducteur : n'avoir sa main que s'il tue son fils Flavio. Finalement Grimoaldo, être aussi fat que faible, cède la place à Bertarido, revenu entre temps d'un exil forcé, non sans avoir été lui-même sauvé de la mort par celui qui était son rival. Un lieto fine dans la tradition de l'opera seria. On a dit la trame longue voire embrouillée, mais elle a le mérite de relancer plusieurs fois l'argument au fil de nouvelles péripéties. Haendel a écrit là une musique d'une saisissante beauté et une collection d'arias d'une facture proche de la perfection, mettant en valeur les immenses talents de sa troupe illustre, dont le castrat Senesino et la soprano Cuzzoni. Cette histoire tragique où le politique croise le drame familial, est une mine pour un metteur en scène. Comme l'est le mécanisme du découpage récitatifs-arias da capo dont on sait que, dans le genre seria, ce sont les premiers qui font progresser l'action tandis que les secondes sont des plages de réflexion, sorte d'arrêts sur image. En fait, depuis belle lurette les régisseurs ont compris que les arias ne sont pas un carcan et peuvent revêtir une fonction positive en développant les potentialités des événements directs ou indirects, grâce à ce qu'on peut appeler l'utilisation du temps musical : pour traduire bien plus qu'un simple soliloque du personnage concerné, mais la prégnance d'une situation, voire l'évolution de celle-ci.
Rodelinda (S.Puértolas), Eduige (A. Amereau), Flavio (FA Gomez Bohorquez) - ©Jean-Pierre Maurin
Claus Guth dont on connaît la sagacité des mises en scène, comme l'ont démontré ses nombreuses productions à travers la planète lyrique, propose une régie qui finement offre deux clés de lecture : conter l'histoire à travers les yeux de Flavio, le fils du couple Rodelinda-Bertarido, personnage muet chez Haendel, qui pourtant est l'objet du terrible marché concocté par sa mère, et voit et entend tout. Et l'illustrer dans le décor unique d'une demeure victorienne, joli clin d'œil à celle du saxon à Londres, une vaste maison d'un blanc immaculé, qui tournant sur elle-même, sa transforme au fil des événements. Ce qui crée une unité de temps et de lieu, celles même de la tragédie classique. Et permet un huis clos, si cher au metteur en scène, propice aux confidences et aux confrontations les plus extrêmes. Aussi ce qui peut paraître un drame bourgeois dont on aurait expurgé la composante politique, devient-il un drame familial exacerbé par les passions, qui se sublime à la fin. Grâce à la magie du lieto fine. À la lisibilité de la dramaturgie que permet en particulier le prisme du regard de l'enfant, répond l'esthétique de la présentation d'une plastique à couper le souffle, où dominent le blanc et le noir ; prédétermination heureuse de ce qui ressortit ici plus au drame qu'à la tragédie.
Garibaldo (J-S. Bou), Eduige & Rodelinda - ©Jean-Pierre Maurin
Guth s'appuie sur une direction d'acteurs d'une précision millimétrée, signifiante jusque dans le plus infime détail. Les personnages évoluent dans l'enfermement de la maison-palais, dans ses pièces, chambre ou salle, ses escaliers, ses couloirs, ou encore devant sa façade. Une fois ou deux, quelque projection sur cette façade rappelle un lieu agreste, comme lors de l'aria de Bertarido ''con rauco mormorio'' (avec un murmure voilé) où le mot ''ruscelli'' (ruisseaux) revient en miroir avec le ''lieu charmant'' des didascalies. De manière on ne peut plus vivante, Guth scrute les divers moments de l'histoire et ses rebondissements : la déploration de Rodelinda qui ne se console pas de la mort présumée de son époux, l'inébranlable fidélité à son endroit, figure préfigurant la Léonore de Beethoven, les manigances de Grimoaldo tentant un entrisme peu scrupuleux, aidé par celles plus viles encore de son adjoint Garibaldo, représenté par un méchant d'opéra, ici claudiquant. Les contradictions aussi de ce vil personnage. Les intrigues d'une autre dame, Eduige, qui elle-même est courtisée par ce Garibaldo, mais sur l'air ''je t'aime moi non plus''. Les tentatives de maintien de l'ordre d'Unulfo encore, qui fait office de gardien au sens propre et tente en vain d'empêcher tout un chacun d'aller faire du mal à l'autre. Et surtout le regard du jeune Flavio, omniprésent, qui furette constamment et partout, dans tel recoin, sous la table, derrière la porte, toujours en embuscade, et auquel rien ne semble résister à son regard perçant et affairé. Sa fonction est de décrypter, sorte d'intervenant muet mais actif, qui s'offusque de tel geste ou tente d'arrêter un personnage dans sa folle action. N'est-il pas aussi envahi par ses propres démons au point de voir le double des personnages ou leur vraie image, souvent caricaturale (comme celui de Garibaldo, sa bête noire). Il ira jusqu'à fantasmer les clones de ceux-ci en forme de pantins effrayants, torturé qu'il est par son propre voyeurisme. Les moments d'anthologie pullulent au long de cette mise en scène dont le rythme ne faiblit pas un instant. Un exemple parmi cent : le retour de Bertarido qui pour exprimer son désarroi, s'infiltre dans la maison comme une ombre et assiste au petit déjeuner familial où Rodelinda semble partager des instants en apparence paisibles avec Grimoaldo. Loin de paraître figées, les arias fortifient l'action, l'étayent dans le subconscient de ses acteurs. Et l'œuvre, pourtant bien longue, ne perd jamais de son intérêt. Et surtout de son unité.
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Bertarido (L.Zazzo), Flavio & Rodelinda - ©Jean-Pierre Maurin
Cette régie est servie par un panel de chanteurs-acteurs caractérisant intensément les personnages. Sabina Puértolas est une Rodelinda attachante dans sa fière détermination mais aussi sa fragilité devant le risque que fait courir son incroyable proposition. Le rôle imposant qui lui fait affronter huit airs dont les deux premiers quasiment enchaînés ''à froid'', alors que la régie la place loin de l'orchestre, n'aura pas raison d'elle. Si elle semble un peu gênée alors, la voix se recouvre dès l'aria suivante, ''Ombre, Piante, Urne funeste'' (Ombres, Plantes, Urne funeste) sur l'accompagnement magique de la flûte et du violon. Le personnage sera alors vécu avec aplomb et toutes ses hautes vocalises. Bertarido, Laurence Zazzo en assume les nombreuses aspérités de sa voix de contre-ténor à l'immense métier. Les nuances sont finement ménagées et les vocalises sûres, comme au dernier air d'une technicité dans les trilles à faire pâlir. Ne fut-il pas écrit pour les moyens hors norme du légendaire castrat Senesino ! L'usurpateur Grimoaldo, pourtant dessiné sous les habits d'un brave ténor, est campé avec stature par Krystian Adam : beau timbre alliant lyrisme et héroïsme. Surtout les diverses facettes de cet être complexe sont troussées avec sens : le matamore, le séducteur ne doutant pas un instant de son pouvoir viril, mais aussi l'homme indécis, en tout cas ébranlé devant le marché mis en main. Comme dans l'aria ''Pastorello d'un povero armento'' (Petit berger d'un pauvre troupeau), où ''monarque d'un royaume fastueux'', il se verrait bien redevenir un simple berger sans histoire, ici sous les traits d'une musique d'une extrême douceur. L'Eduige de Avery Amereau, la seconda dama, est une aussi belle composition, qui d'abord proche de la virago et du crêpage de chignon avec Rodelinda, bascule vite dans une attitude plus compréhensive vis-à-vis d'elle, voire se range dans le camp des bons. Le timbre de mezzo soprano est clair et projette bien. Ce qui est un atout chez Jean-Sébastien Bou, sa voix de stentor actuelle apportant une vérité certaine au personnage de Garibaldo, le traître et exécuteur des basses besognes. Le second contre-ténor, Christopher Ainslie, Unulfo, n'est pas toujours à l'aise, effet du trac peut-être lors de cette soirée de première. Le Flavio de l'acteur Fabián Augusto Gómez Bohórquez offre une incarnation plus que magistrale : un mix étonnant de physique d'enfant à la vraie-fausse naïveté, et de regard d'adulte tant le comportement est pensé et est vraie la composition. Personnage pivot, il l'est assurément au point de se rendre indispensable, fouinant partout, souvent sous des postures frôlant le comique. Une des composantes peut-être essentielle de cet opéra. Jean-Marie Villégier, naguère à Glyndebourne, l'avait déjà décelée avec une belle dose d'humour. Guth la tient tout autant mais avec tendre ironie. Son personnage d'enfant, pas si gamin que cela, le démontre d'évidence.
Stefano Montanari, à la tête de la formation baroque de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon, fait de l'excellent travail. En termes de cohésion et de couleurs. Certes, le rythme peut être sur le versant rapide mais cela ne cesse de chanter, et sa direction dessine les mille nuances de cette partition qui voit Haendel au sommet de son art. Un orgue positif dans le continuo ne messied pas. Les cordes sont lustrées et les vents éloquents, singulièrement flûtes et piccolo qui associés au violon solo, enluminent plus d'une aria. Mémorable soirée vraiment !
Texte de Jean-Pierre Robert
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