Opéra : Manon ou "l'idylle du mauvais lieu"
Patricia Petibon, Manon ©Stefan Brion
- Jules Massenet : Manon. Opéra-comique en cinq actes. Livret de Henri Meilhac et Philippe Gille. D'après le roman L'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l'Abbé Prévost
- Patricia Petibon (Manon), Frédéric Antoun (Le Chevalier Des Grieux), Jean-Sébastien Bou (Lescaut), Laurent Alvaro (Le comte Des Grieux), Damien Bigourdan (Guillot de Morfontaine), Philippe Estève (Monsieur de Brétigny), Olivia Doray (Poussette), Adèle Charvet (Javotte), Marion Lebègue (Rosette), Antoine Foulon (L'Hôtelier), David Ortega & Simon Solas (Les deux gardes)
- Chœur de l'Opéra National de Bordeaux, Salvatore Caputo, chef des chœurs
- Les Musiciens du Louvre, L'Académie des Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski
- Mise en scène : Olivier Py
- Daniel Izzo, chorégraphie, assistanat à la mise en scène pour la reprise
- Pierre-André Weitz, décors et costumes
- Bertrand Killy, lumières
- Théâtre national de l'Opéra Comique le 10 mai 2019 à 20 h
- Et les 13, 16 , 19 (15 h) & 21 mai 2019 à 20 h
Il est de spectacles qui captivent d'emblée pour ne plus vous lâcher. Cette nouvelle production de Manon de Massenet est de ceux-là. Dans la maison où elle fut créée, cette œuvre fétiche, la plus représentée après Carmen, revit d'un nouveau souffle. Qui dans sa mise en scène, ose se confronter de manière frontale au pouvoir paroxystique d'Éros et centre le personnage titre sur une femme dépravée comme malgré elle, préfiguration de Lulu plus que successeure de Violetta de La Traviata. Et par sa traduction musicale et vocale, d'une rare puissance, atteint une sorte d'absolu tragique.
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Comme dans la plupart de ses ouvrages lyriques, Jules Massenet dresse dans Manon (1884) un portrait de femme. Une femme libérée des contraintes sociales, dotée d'une volonté inébranlable, courageuse et tout sauf passive car elle entend bien disposer d'elle-même. Tiré du roman sulfureux de l'abbé Prévost, dans lequel le musicien et ses librettistes ont soigneusement choisi, le sujet subit une transformation majeure : ce n'est plus à travers le narrateur que l'histoire est contée, mais directement par les personnages eux-mêmes. L'absence de médiation rend le récit immédiatement plus vivant. Mais le portrait de femme reste inchangé, le souffle et la puissance de la musique ennoblissant la prose souvent crue de l'illustre abbé. Ainsi l'opéra capte-t-il l'essence du parcours de son héroïne, aux confins des diverses manières dont on peut le traiter sur la scène lyrique. Et elles sont diverses comme l'ont démontré les innombrables adaptations qu'a connu cette œuvre emblématique.
Pour Olivier Py, c'est au roman qu'il faut revenir, à cet éloge du vice qui en transpire. Manon, "un nom symbolique de la puissance de la sexualité au XIXème", évolue dans le monde de la prostitution qui s'impose dès le début : dans un hôtel de passe aux pièces exiguës superposées, étouffantes à force de promiscuité, autant de niches fonctionnant comme des souricières. De sensiblerie point, de clichés à l'eau de rose encore moins : plutôt des pantalons sur les chevilles et des porte-jarretelles et des bas à résilles noires. L'action est située dans les années 50, qui comme au XIXème siècle très masculin, porte encore sur la femme un regard peu amène, fasciné par sa glorieuse ascension aussi bien que par son chemin de déchéance, partagé entre adulation d'une beauté conquérante et rejet de celle qui contrevient à la norme morale. Avec une interprète aussi réactive que Patricia Petibon, Py trace intensément les diverses facettes d'un être complexe : de la fille peu farouche de la première scène (''Je suis encore toute étourdie''), à l'amante prête à s'éloigner comme à regret du bonheur simple, attirée par une vie facile, symbolisée par cette boule aux facettes scintillantes qu'elle tient dans les mains (''Adieu notre petite table"), de la femme blasée presque vampire qui s'exhibe au Cours-la-reine, à l'entreprise de reconquête, lors de la scène de Saint-Sulpice, de l'avidité pour l'argent facile au tripot de l'hôtel de Transylvanie, à la déchéance finale. Elle qui ne cherche pas à étaler une séduction au premier degré, mais plus pernicieusement, agit telle une mante religieuse, vis-à-vis des proies qui s'offrent à elle, et voit en Des Grieux peut-être autre chose que l'amant d'un jour. Sa sensibilité se loge dans ce côté discrètement hystérique des réactions épidermiques, dans cet appétit pour la vie, confessé comme malgré elle, cette résolution à assumer un destin, fût-il hors norme. Nul doute, "ni Manon ni Des Grieux ne sont innocents", remarque la chanteuse, "leur coup de foudre les entraîne à embrasser l'inconnu".
acte I ; ©Stefan Brion
Certes, les couleurs bariolées du tableau du Cours-la-reine, d'un grotesque affiché, forcent le trait, bien loin du tableau léché à la Fragonard ou du faste de foire à l'épate. Manon y descendra un long escalier façon Folies Bergères, et "l'opéra" offert par l'inassouvi Morfontaine sera plus proche de la revue, misant sur les entrechats de danseurs volontairement portés sur le sexe, ce qui n'émeut pas Manon qui n'a pas un regard pour eux. La scène de l'hôtel de Transylvanie, devenu tripot, où plane l'immense disque multicolore en forme de roue d'une maison de jeu, apporte son lot d'excès dénudés chers au metteur en scène, où les dames, dont Manon elle-même, sont ''jouées'' à la table. Mais la dramaturgie est au service d'une direction d'acteurs millimétrée où Py passe habilement du collectif à l'individuel. Ainsi le tableau de Saint-Sulpice suggère-t-il une nef d'église où une escouade de bigotes viennent se pâmer à l'écoute d'un bel ecclésiastique, et la chambre dépouillée de la cure, flanquée d'un unique Christ, voit peu à peu Manon, tel un papillon noir, exercer une stratégie de reconquête quasi physique en s'agrippant à un Des Grieux de plus en plus ébranlé dans ses convictions religieuses. Là encore, on est proche de l'atmosphère du roman. Leur première rencontre, naguère, voyait Manon peu à peu se rapprocher de lui et de dos s'insinuer dans ses pensées. Ce même jeu de scène, on le retrouve au dernier tableau, de leurs adieux, comme en miroir. Trait magistral ! Des personnages minutieusement façonnés, celui de Lescaut subit encore une lecture d'un étonnante perspicacité. Py manie là une suprême ambigüité, plaçant le curseur moins dans une volonté de protection de l'adulte que d'aide à la perdition de la petite cousine, peut-être à sa propre image dépravée.
Manon et Des Grieux (Frédéric Antoun) ©Stefan Brion
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On l'a compris, cette production, bâtie pour Patricia Petibon, est dominée par elle. Comme sa Lulu hier, déjà avec Py, l'interprétation ne peut se comparer à d'autres de ses illustres collègues. Elle est en soi son modèle. Par un charme discrètement vénéneux, une vocalité assumée brillamment dans un rôle exigeant, aux confins du soprano léger et d'une voix plus corsée, une diction extrêmement précise, un portrait se consumant peu à peu, de bout en bout d'une formidable intensité. Car comme elle le professe : dans ce "rôle long, dense et athlétique", le "discours doit sonner vrai". En particulier avec les séquences de mélodrame qui sont ici on ne peut plus naturelles. Frédéric Antoun est un des Grieux dont on frémit de la sincérité, qui ne devient immoral qu'à son corps défendant, conservant noblesse, voire timidité, et cette "humeur naturellement douce et tranquille", comme le décrit l'abbé Prévost. La voix possède une belle ampleur nourrie de moult nuances. Le Lescaut de Jean-Sébastien Bou, un des pivots de cette relecture, bénéficie du grand métier d'un artiste toujours engagé, et le débit est plus domestiqué que souvent. Laurent Alvaro prête au comte Des Grieux des accents d'une vraie force, notamment à l'heure de l'improbable rencontre de ce père protecteur avec Manon, sorte de "conversation raffinée", selon Petibon. N'était un trio de "Parques", moins à l'aise vocalement que par leur prestance, la distribution compte encore du solide comme le Brétigny assuré de Philippe Estèphe et le Morfontaine de Damien Bigourdan, couard et malfaisant à l'envi.
Scène finale, Manon & Des Grieux ; ©Stefan Brion
C'est un autre objet de satisfaction que d'entendre cette musique jouée dans le gabarit de salle pour lequel elle a été créée, et un son immédiat, presque proche de la saturation par moments, loin des vastes espaces dans lesquels on l'a transplantée. Marc Minkowski le sait qui, dans cet orchestre où il voit un "mélange de soie et de velours - non dépourvu de légers coups de fouets", fait sourdre des sonorités tour à tour éclatantes et d'une infinie douceur (air "Adieu notre petite table"), toujours lumineuses. Il joue la seconde version de la partition, repensée par Massenet pour Sybil Sanderson, son "idéale Manon", de proportions plus intimistes. Ces solos de vents d'une belle suavité, ces cordes transparentes, ce sont ceux de ses Musiciens du Louvre qui pratiquent un art suprême du jeu legato et distillent une émotion à fleur de peau. Dès lors, on apprécie plus nettement encore les sortilèges envoûtants de cette partition qui n'a jamais aussi bien su montrer son continuum, airs, mélodrame et ensembles si intimement liés.
Texte de Jean-Pierre Robert
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