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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

Opéra : Agrippina à Munich, où la tragédie côtoie le vaudeville

Agrippina Festival Munich 1
Gianluca Buratto/Claudio (au fond), et de gauche à droite : Markus Suihkonen/Lesbo, Eric Jurenas/Narciso, Elsa Benoit/Poppea, Alice Coote/Agrippina, Franco Fagioli/Nerone, Iestyn Davies/Ottone, Andrea Mastroni/Palante - ©Wilfried Hösl 

  • Georg Friedrich Haendel : Agrippina. Dramma per musica en trois actes. Livret attribué à Vincenzo Grimani
  • Alice Coote (Agrippina), Iestyn Davies (Ottone), Franco Fagioli (Nerone), Elsa Benoit (Poppea), Gianluca Buratto (Claudio), Andrea Mastroni (Pallante), Eric Jurenas (Narciso), Markus Suihkonen (Lesbo)
  • Continuo-Ensemble : Joy Smith (harpe), Michael Freimuth (théorbe), Yves Savary (violoncelle), Roderick Shaw (clavecin), Christopher Bucknall (clavecin et orgue)
  • Bayerisches Staatsorchester, dir. Ivor Bolton
  • Mise en scène : Barrie Kosky
  • Décors : Rebecca Ringst
  • Costumes : Klaus Bruns
  • Lumières : Joachim Klein
  • Dramaturgie : Nikolaus Stenitzer
  • Bayerische Staatsoper, Prinzregententheater, München, le 28 juillet 2019 à 18h

Pour la deuxième nouvelle production de son édition 2019, le Festival d'opéra de Munich présentait Agrippina de Haendel, donné dans le superbe écrin du Prinzregententheater, une réplique en plus petit du Festspielhaus de Bayreuth. Dans une mise en scène signée Barrie Kosky et une direction musicale due à Ivor Bolton. Un spectacle intense, à haute charge dramatique, traversé d'étonnants traits de vaudeville.

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Agrippina est le troisième opéra de Haendel, créé à Venise en 1709. Rares en sont les productions scéniques quoiqu’on se souvienne de celle donnée naguère au Théâtre des Champs-Elysées mise en scène par David Mc Vicar. Cette œuvre de jeunesse concilie "extrême actualité politique et pertinence dramatique", disait René Jacobs, auteur d'une version discographique qui fit date et parue chez Harmonia Mundi. Et ce grâce à un des meilleurs livrets que le saxon ait eu à sa disposition. Même si l'auteur en est plus ou moins connu. Le plus plausible étant le cardinal Grimani. L'originalité de la composition se retrouve aussi bien dans l'accompagnement et le traitement des instruments solistes que dans la structure même de l'œuvre. Les récitatifs y sont développés et les arias relativement courtes, sur le schéma da capo, mais proches de l'ariette de la tradition vénitienne de l'époque. On y trouve aussi des scènes à plusieurs personnages dont un trio et même un petit chœur formé par l'ensemble des huit solistes. Haendel a recours à la « parodie » ou recyclage d'airs empruntés à des compositions préexistantes. Ce qui laisse aux exégètes le plaisir de se livrer à des hypothèses et autres déductions quant au choix de tel texte ou au pourquoi de son utilisation. Dans cet "opéra métaphorique", selon Jacobs, les personnages vont mettre en scène un psychodrame au long d'une trame complexe où chacun tient un rôle essentiel dans une dramaturgie accomplie : Agrippina est la détermination machiavélique même pour faire accéder au trône son fils Nerone, au prix de manigances où elle n'hésite pas à se mettre en scène elle-même auprès de tous ceux des hommes susceptibles de favoriser l'aboutissement de ses plans, ce qu'acceptent volontiers ses soupirants. Poppea étale charmes et frivolité mais recherche la vérité chez celui qui saura la séduire. Ottone, pour ce faire, n'hésite pas à traverser des épreuves et à renoncer à la magistrature suprême qui lui était pourtant promise comme prix de l'acte héroïque d'avoir sauvé l'empereur Claudio d'une tempête mortelle. Celui-ci, bien embarrassé par les projets d'Agrippina, entrevoit sa propre décadence. Nerone, chantre de la volupté, étale sa perversité, bien décidé à tirer profit des diaboliques plans de sa mère. Enfin le duo Narciso et Pallante, deux des affranchis de Claudio, a pour fonction de décrisper l'atmosphère par des interventions au comique appuyé. Le lieto fine, qui voit Nerone intronisé empereur, est atteint après moult explications plus ou moins confuses. Surtout, il y a dans cette œuvre une charge ironique qui peut tirer sur le caricatural.

Agrippina Festival Munich 2
Iestyn Davies, Gianluca Buratto, Elsa Benoit, Franco Fagioli - ©Wilfried Hösl

C'est ce qu'a bien vu Barrie Kosky qui imagine une succession de huis clos savamment agencés dans une décoration austère : une vaste construction métallique à plusieurs étages, disposée sur le plateau nu du théâtre, sorte de cage qui tournant sur elle-même, permet de faire apparaître une multiplicité de lieux et de créer des configurations différentes rehaussées par des lumières suggestives. La direction d'acteurs serrée joue brillamment de ce dispositif constamment évolutif. C'est que les huit personnages, loin d'être monolithiques, traversent bien des crises et sont confrontés à d'improbables retournements de situations. Aussi y a-t-il là prétexte à jeux de scènes virtuoses que le metteur en scène ne se prive pas de traiter avec brio, voire sur le mode paroxystique. Tels ces échanges tendus entre Agrippina et son fils Nerone au début de l'opéra, ou plus tard, le rejet subi par Ottone, en butte à la vindicte de l'empereur Claudio qu'il a pourtant sauvé d'un naufrage. Ou encore cette incroyable situation chez Poppea, au IIIème acte, proche du vaudeville, où celle-ci accueille trois prétendants et est obligée de les cacher, chacun contraint à changer de position afin de n'être pas vu des deux autres. Un effet de chassé-croisé digne du Ier acte des Nozze di Figaro. Fort imaginative, la régie réserve son lot de surprises, au fil des jeux d'alliance parfois bien éphémères, même si elle ne parvient pas toujours à effacer les longueurs d'une trame aux rebondissements appuyés. Intrigues, machinations, volte-face y sont légions. Comme la duperie des personnages pour parvenir à leurs fins en termes de recherche de pouvoir ou de satisfaction amoureuse, et pétris de contradictions. À commencer par celui d'Agrippina qui offre deux facettes, l'une ''officielle'', l'autre intime, figure d'une extrême complexité. Comme l'est aussi la jeune Poppea qui jongle avec les amants et malgré sa jeunesse, sait comment sonder les cœurs. Le jeu est bien souvent exacerbé : ainsi des sévices infligés à Ottone, roué de coups à sang. Il s'accommode aussi d'effets en salle, tel Nerone, devant l'orchestre après son premier air, s'adressant au peuple : en fait, aux spectateurs, prenant l'un ou l'autre par le cou. Cette volonté d'exacerbation a même des répercussions sur le plan vocal en conduisant parfois à accentuer tel trait au mépris de la pureté de la ligne musicale. À la fin de l'opéra, alors que tout rentre dans l'ordre, celui souhaité par elle de voir Néron fait empereur, Agrippina est logiquement satisfaite. Ainsi le veut le lieto fine de l'histoire. Mais Kosky, que cette fin "morale" ne satisfait pas, imagine une autre conclusion, plus pessimiste : la reine se retrouve seule, face à elle-même, méditant sur sa victoire, au long d'un morceau ajouté de musique instrumentale, et tiré de l'oratorio L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato.          

Agrippina Festival Munich 3
Andra Mastroni, Markus Suihkonen, Gianluca Buratto, Franco Fagioli - ©Wilfried Hösl 

L'interprétation musicale se signale d'abord par la direction d'Ivor Bolton, le spécialiste céans du répertoire baroque. Il opte pour la version d'origine, sans les remaniements et coupures opérés par Haendel lui-même pour la création vénitienne de l'opéra. Elle est d'une belle fluidité, aux sonorités somptueuses, d'une chaleur sonore indéniable. Le discours dramatique est vivant, en particulier lors des passages de transition du récitatif à l'air ou à l'ensemble vocal. Se signalent aussi le souci de l'instrumentation et la vivacité du continuo. Les tempos sont incisifs, jamais pondéreux, et la rythmique marquée sans être heurtée. La démonstration vocale est à l'unisson. On éprouve souvent le frisson lors des airs, qu'il s'agisse des grandes interventions du rôle titre, chefs-d'œuvre d'hypocrisie selon Jacobs, ou des arias "di furore" de Nerone, par exemple, au IIIème acte, de schéma tripartite, avec son introduction et son finale agités que sépare une section élégiaque. L'Agrippina d'Alice Coote si elle n'est pas toujours immaculée dans les vocalises, au demeurant très acrobatiques à mesure que progresse l'action, impose une caractérisation qui force le respect, avec des traits d'une amusante outrance parfois. La Poppea d'Elsa Benoit est on ne peut plus séduisante, toute de jeunesse frémissante. Un personnage finalement bien différent de celui imaginé par Monteverdi. Ses airs sont négociés avec maestria et une bonne dose d'aplomb. Le contre-ténor Iestyn Davies est un grandiose Ottone de par un style accompli, sans doute le plus en phase avec l'idiome haendélien, ce qui n'étonne pas de la part d'un artiste fréquentant régulièrement ce répertoire. Franco Fagioli, secundo uomo, ne le cède en rien à son collègue. Au contraire, il offre un portrait proprement éblouissant de Nerone, au fil des airs dont ceux du dernier acte, de la plus haute virtuosité avec colorature époustouflante. Les talents vocaux sont doublés d'une caractérisation on ne peut plus minutieuse de jeune homme vrai faux timide, en réalité rongé par l'attrait du pouvoir. Un personnage à la fois attirant et qui rend mal à l'aise et une formidable composition. La paire des affranchis Narciso et Pallante est de classe : la basse bien sonore d'Andrea Mastroni, le ténor histrion d'Eric Jurenas. Seul le Claudio de Gianluca Buratto déçoit par un manque de rectitude de ton, pour ne pas dire de justesse, au début du moins, même si le jeu est en situation. Légère ombre qui ne saurait porter préjudice à une distribution de haut vol. 

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Texte de Jean-Pierre Robert 



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