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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

Opéra : Œdipe, le chef-d'œuvre d'Enesco enfin à Salzbourg

Festival de Salzbourg Œdipe 1
Acte II, John Tomlinson/Tirésias & Christopher Maltman/Œdipe ©SF/Monika Rittershaus 

  • Georges Enesco : Œdipe. Tragédie lyrique en quatre actes et six tableaux op. 23. Livret d'Edmond Fleg, d'après les tragédies ''Œdipe Roi'' et ''Œdipe à Colonne'' de Sophocle
  • Christopher Maltman (Œdipe), John Tomlinson (Tirésias), Ève-Maud Hubeaux (La Sphinge), Anaïk Morel (Jocaste), Michael Colvin (Laïos), Brian Mulligan (Créon), David Steffens (Le Grand Prêtre), Vincent Ordonneau (Le Berger), Gordon Bintner (Phorbas), Tilmann Rönnebeck (Le Veilleur), Boris Pinkhasovich (Thésée), Chiara Skerath (Antigone), Anna Maria Dur (Mérope)
  • Ketha Platz, Œdipe enfant
  • Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Huw Rhys James, chef des chœurs
  • Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor, Wolfgang Götz, chef de chœurs d'enfants
  • Wiener Philharmoniker, dir. Ingo Metzmacher
  • Mise en scène, décors, costumes et conception lumière : Achim Freyer
  • Réalisation lumière : Franz Tschek
  • Vidéo : Benjamin Jantzen
  • Dramaturgie : Klaus-Peter Kehr
  • Felsenreitschule, Salzburg, mercredi 14 août 2019 à 19h30

Le thème unissant les diverses productions d'opéra était, cette année à Salzbourg, "les mythes". Celui d'Œdipe ou de la prédestination est particulièrement intéressant tel que mis en musique par Georges Enesco. Le compositeur roumain, qui passa une bonne partie de sa vie en France, a écrit là son Grand Œuvre et assurément une des pièces majeures de l'opéra du XXe siècle. La production salzbourgeoise est une belle réussite malgré un curieux parti pris visuel.

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Georges Enesco (1881-1955), compositeur et violoniste virtuose, aura passé une bonne partie de sa vie créatrice sur le projet d'opéra d'Œdipe. Conçu dès 1909, après une représentation à la Comédie Française de l'Œdipe Roi de Sophocle, dont le rôle titre était joué par l'acteur Mounet-Sully, il confie la confection du livret à l'helléniste Edmond Fleg. Celui-ci imagine une vaste trame s'étalant sur deux soirées, qu'Enesco préférera finalement voir réduite à une trame plus ramassée, se refusant à toute tragédie-fleuve. Après une longue gestation, interrompue par les nombreuses activités de concertiste du musicien, la création aura lieu à Paris, au Palais Garnier, en 1936. L'opéra traite de toute la légende d'Œdipe, depuis sa naissance jusqu'à sa rédemption, victime du Destin, et sa mort. Il s'inspire en partie, dans les deux derniers actes, des pièces de Sophocle Œdipe Roi et Œdipe à Colonne. On sait l'intrigue : pour avoir eu un fils de Jocaste, malgré l'interdit des Dieux, Laïos se voit imposer un implacable châtiment : l'enfant sera l'assassin de son père et l'époux de sa mère, multipliant ainsi sa race meurtrière. Hanté par cette prédiction, Œdipe devenu adulte veut s'enfuir pour échapper à une telle fatalité. Au carrefour de trois routes, il croise le char d'un vieillard et le tue. Qui n'est autre que son père Laïos. Confronté à la Sphinge, un monstre ailé qui terrorise la ville de Thèbes, il triomphe de la question posée "Nomme quelqu'un qui soit plus grand que le destin", en répondant ''L'homme''. Ce qui provoque la mort de la bête. Devenu roi de Thèbes, Œdipe épouse Jocaste, donc sa mère. Pour mettre fin à la peste qui ravage le pays, Tirésias exige le châtiment du meurtrier de Laïos. Œdipe cherche à en connaître le nom. La terrible vérité lui étant enfin révélée de son parricide et de son inceste, Œdipe se crève les yeux tandis que Jocaste se suicide. Il est contraint de s'éloigner, accompagné de sa fille Antigone. Dans l'Attique, non loin d'Athènes, il apprend que la justice a reconnu son innocence, celle de l'homme victime de sa destinée. Il disparaît dans le bois sacré où son corps protégera Thèbes désormais. Ce terrible canevas a inspiré à Enesco une musique puissante et d'une rare expressivité, d'une étonnante liberté de traitement, qui fuit le pathos et les redites. « Pas de discours inutiles », soulignera-t-il. Une musique à l'image de la sensibilité extrême d'un artiste dont plus d'une inspiration est puisée aux sources de son maître vénéré Gabriel Fauré. Pour une œuvre pétrie d'humanité, car Œdipe est « un être de chair, comme vous et moi », dira-t-il encore.

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Acte II, au centre, Œdipe ©SF/Monika Rittershaus

Comment mettre en scène pareille tragédie ? Le premier degré étant peu envisageable, Achim Freyer opte pour une vision médiatisée à l'aune du symbole. Une dramaturgie qui hésite entre réalité et rêve, entre lyrisme débordant et traitement épique, utilisant masques outranciers et attirail hyperbolique dans les costumes et les objets. Autant que metteur en scène, Freyer est un décorateur et cet aspect le conduit à concevoir une sorte d'œuvre d'art totale. Au centre de son concept, la couleur qui au demeurant irradie la musique d'Enesco. Mais vire parfois ici plus au Technicolor qu'à un subtil éclairage. Le vaste plateau de la Felsenreischule (le manège des rochers) procure, il est vrai, un espace largement ouvert et propice à toutes les audaces. Encore que Freyer utilise avec parcimonie les ressources des arcades en fond de scène. Il a recours, comme souvent chez lui, à des objets mi-figuratifs ou de signification plus absconse, comme cet immense corps de forme à la fois humaine et animale descendant la tête en bas des hauteurs, lors de la scène de la Sphinge, un gigantesque insecte, façon sauterelle, apparaissant sur la scène au même moment. Ce tableau crucial ne développe peut-être pas toutes ses potentialités, car quelque peu tourné vers une approche expressionniste, rehaussée de couleurs plus ou moins appuyées. Au spectateur de faire la part des choses, suggère le régisseur ! 

Pour traduire l'entièreté de la vie du personnage titre et sa naissance au Ier acte, qui fait figure de prologue, il place au centre du plateau un nouveau-né, « Baby Œdipe », plus large que nature, découvrant la vie. Cet enfant se meut ensuite en un adulte survitaminé, sorte de figure de boxeur à la musculature avantageuse et bermuda rouge et noir, muni d'un pied-bot ; ce qui est conforme à l'étymologie du mot ''œdipe'', qui signifie en grec ''pied enflé''. Œdipe se heurtera au vieillard Laïos en combattant contre d'immenses punching-balls descendus des cintres... Idée efficace en termes de symbolique, à défaut d'être d'une réelle esthétique. Le contenu dramatique de la pièce, exposé dans cette réplique d'Œdipe au IIIème acte, « J'étais déjà coupable avant d'avoir vécu ! », alors qu'il vient de se crever les yeux, est parfaitement saisi dans cette mise en scène : l'idée de prédestination de celui qui ne peut échapper à son destin est l'objet de la seconde partie de l'opéra, qui couvre des passages entiers des deux pièces de Sophocle. La régie se veut alors plus resserrée et partant plus intense.

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Acte II, Christopher Maltman/Œdipe ©SF/Monika Rittershaus 

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Christopher Maltman, un nom bien connu au festival pour ses incarnations mozartiennes, triomphe du rôle-titre avec une confondante aisance. Sa voix de baryton-basse possède la couleur idoine pour conférer au personnage d'Œdipe une aura singulière qui ne se départit jamais d'une transparence textuelle assumée et d'une vocalité toute aussi accomplie, maniant chant et Sprechgesang de manière saisissante. Une composition d'une forte intensité, ajoutée à une diction française irréprochable. Il est entouré d'une distribution intéressante quoique possédant moins que lui l'art de la langue de Molière. À commencer par Ève-Maud Hubeaux dont le timbre n'est au surplus pas assez sombre pour incarner les terribles phrases de La Sphinge, un des moments les plus singuliers de la partition. Le Tirésias de John Tomlinson, dissimulé dans une marionnette géante, n'est pas toujours à l'aise vocalement et il est dommage que cet interprète si valeureux naguère aussi bien dans le baroque que dans Wagner en soit réduit à pareil statut. On admire l'Antigone de Chiara Skerath pour son beau soprano, et les barytons Brian Mulligan (Créon) et Gordon Bintner (Phorbas). Comme le Berger de Vincent Ordonneau pour sa parfaite diction, d'autant plus méritoire qu'il est la plupart du temps perché au 3ème rang des arcades de la Felsenreitschule. Plus problématiques restent les prestations du Veilleur, Tilmann Rönnebeck et de la Jocaste d'Anaïk Morel.

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Acte III, Chiara Skerath/Antigone & Christopher Maltman/Œdipe ©SF/Monika Rittershaus 

Si la soirée reste mémorable, le mérite en revient, outre la performance du personnage titre, à la direction d'Ingo Metzmacher et à la prestation des Wiener Philharmoniker. Le chef qui ne cache pas son empathie pour cette musique, qu'il considère comme « véritablement un des chefs-d'œuvre du XXème siècle », en livre une magistrale exécution. Qui jamais n'obstrue la compréhension du texte. Ce texte qui voit un traitement si particulier de la voix. Celle-ci quittant le chant pur pour une forme de Sprechgesang lorsque la situation apparaît si monstrueuse que chanter devient presque impossible. Une musique qui peut prendre des contours originaux, comme celle marquant le réveil de la Sphinge, « dans une pénombre fuligineuse, au son d'une musique lointaine de cauchemar », précise Enesco. Et qui voit une progression singulière depuis un premier acte discret, qui « répudie l'éloquence », jusqu'au dernier où le lyrisme se fait plus généreux dans un geste proche de la musique de chambre, soulignant la transformation d'Œdipe et une introspection frôlant la transfiguration. Des Leitmotives la traversent, quoique dans une acception bien différente de ce qu'il en est chez Wagner. L'influence française, la transparence, en sont aussi les signes distinctifs, et cela se ressent dans la conduite d'orchestre de Metzmacher. Les Viennois déploient des sonorités translucides et font honneur à « l'étrange langage » de l'instrumentation imaginée par Enesco. Un spectacle captivant au-delà de son étrange parti pris visuel, d'un opéra dont on ne saurait trop gré au directeur artistique du festival, Markus Hinterhäuser, de l'avoir enfin programmé à Salzbourg.

Texte de Jean-Pierre Robert      

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