CD : Liszt et Scriabine pour une ''Messe noire''
- ''Messe noire''
- Franz Liszt : Lugubre Gondola N°2. Nuages gris. Schlaflos ! Frage und Antwort. La Notte. Bagatelle sans tonalité
- Alexandre Scriabine : Poèmes op.71 N°1 & N°2. Sonate N°9 ''Messe noire'', op.68. Poème-nocturne, op.61. Cinq Préludes, op.74. Vers la flamme, op.72
- Célimène Daudet, piano
- 1 CD NoMadMusic : NMM076 (Distribution : PIAS)
- Durée du CD : 64 min 28 s
- Note technique : (4/5)
La pianiste Célimène Daudet réunit sur ce disque deux compositeurs a priori bien différents et met en regard des pièces appartenant à leur dernière manière. Ces ultimes pensées pianistiques révèlent d'incroyables correspondances : des musiques de l'étrange et quasi visionnaires. La tonalité sombre qui parcourt cet audacieux programme ne doit pas effrayer l'auditeur : il y a là bien à découvrir.
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Les dernières pièces de piano de Liszt laissent de côté la pure virtuosité pour investiguer des territoires nouveaux, la recherche d'un langage différent tourné vers l'épure, en particulier à travers l'utilisation du chromatisme, et peut-être la remise en cause de règles précédemment mises en œuvre. Alexandre Scriabine a toujours cultivé des voies étranges et mystiques, ce qui s'est amplifié au fil des années. Sa dernière période le porte à son paroxysme. Les pièces de l'un et de l'autre, proposées en alternance dans ce récital, découvrent un monde sonore tourmenté et tragique, car elles « ont en commun cette capacité merveilleusement indescriptible de donner à entendre le mystère », souligne Célimène Daudet.
Les correspondances sont effectivement fascinantes, comme si les œuvres se répondaient l'une l'autre et « entraient en résonance par-delà les époques, les styles et les esthétiques », remarque-t-elle. Ainsi de Lugubre Gondola (1882) et ses chromatismes sinueux, qui semblent résonner dans la Sonate N°9, ''Messe noire'' de Scriabine (1913) : la première pièce possède quelque chose d'énigmatique dans le balancement de l'écriture qui prend des allures funestes pour céder la place à une grande douceur, et qui finit par un silence interrogateur. Tandis que la Sonate du russe « symbolise peut-être de manière exacerbée cette dualité entre obscurité terrifiante, diabolique et éblouissante extase », remarque la pianiste. Le rythme de ce qui est un unique mouvement en constante métamorphose s'y accélère sans cesse en un long crescendo aux harmonies inquiétantes. On y trouve d'étonnantes indications, comme ''avec douceur de plus en plus caressante et empoisonnée''. Pourtant tout finit dans un diminuendo vers le silence, comme chez Liszt.
La juxtaposition de La Notte de Liszt, dans sa version pour piano datant de 1886, et du Poème nocturne op.61 de Scriabine (1911) montre d'incroyables correspondances empruntant au mystique : un univers tourmenté chez le second, avec ses ondulations dans le grave, ses gammes hystériques dans l'aigu, où l'on retrouve les balancements chers au premier. Et la tonalité de pressentiment de la mort qui entoure la pièce de Liszt. Il en va de même de deux œuvres cultivant le plus extrême dépouillement : Nuages gris (1881) de Liszt et Cinq Préludes op.74 du compositeur russe (1914) : étrangeté presque morbide et évanescence dans la première, de l'ordre de la miniature, comme plus tard il en sera de celles d'Anton Webern. Même concision de la seconde, ultime opus que Scriabine confie au piano : cinq vignettes où tout semble se désagréger, mélodie, harmonie, timbre. La quintessence du dépouillement, un condensé de complexité aussi. À cette aune, Bagatelle sans tonalité de Liszt (1885), sur un rythme de valse, est tout aussi frappante : une valse pétrie de chromatisme, où le langage se décompose, aux frontières de l'atonalité.
Il faut souligner l'audace d'une telle mise en abîme. Dans ces musiques qui requièrent une large part d'imagination interprétative pour en révéler toute l'intensité intérieure, la pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet fait montre d'une étonnante maîtrise pour installer un climat de mystère, créer une atmosphère angoissante. Son jeu, toujours d'une parfaite fluidité, rend ces morceaux accessibles, de Scriabine singulièrement, qui en d'autres mains ne le seraient peut-être pas.
L'enregistrement, à la Philharmonie de Paris, est très aéré, l'instrument capté dans une large ambiance de concert, quelque peu à distance. La définition des différents registres du Yamaha est précise cependant.
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Texte de Jean-Pierre Robert
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