CD : ''Vienne 1900'' et ses compositeurs
- ''Vienne 1900''
- Erich Wolfgang Korngold : Trio pour piano, op.1
- Alexander von Zemlinsky : Trio pour clarinette, op.3
- Gustav Mahler : ''Rheinlegendchen'' (extrait de Des Knaben Wunderhorn), ''Oft denk' ich, Sie sind nur ausgegangen'' (extrait des Kindertotenlieder)
- Alban Berg : Sonate pour piano, op.1. Quatre Pièces pour clarinette et piano, op.5. Adagio tiré du Kammerkonzert (transcription pour clarinette et piano)
- Arnold Schoenberg : Kammersymphonie N°1, op.9 (transcription d'Anton Webern)
- Le Salon musical : Daishin Kashimoto (violon), Paul Meyer (clarinette), Emmanuel Pahud (flûte), Zvi Plessen (violoncelle), Eric Le Sage (piano)
- 2 CDs Alpha : Alpha 588 (Distribution : Outhere Music)
- Durée des CDs : 58 min 14 s + 56 min 52 s
- Note technique : (5/5)
La modernité à Vienne au tournant du XXème siècle a produit bien des joyaux. Elle est déclinée dans ce disque par cinq compositeurs et des œuvres écrites entre 1896 et 1923. Deux partitions peu connues de Korngold et de von Zemlinsky côtoient d'autres de musiciens de la Nouvelle École de Vienne, Berg et Schoenberg, toutes dans l'ombre de la figure tutélaire qu'est alors Mahler. Dans des interprétations musicalement très accomplies.
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Le Trio pour piano, violon et violoncelle op.1 d'Erich Wolfgang Korngold (1909) est l’œuvre d'un jeune prodige de 12 ans, encore élève de Zemlinsky. L'Allegro non troppo con espressione frappe par son opulence mélodique, ses élans lyriques ou brusques, dans une magistrale écriture des trois instruments dont une partie de piano bien servie. Il offre des climats suffisamment variés pour maintenir l'intérêt au long d'un mouvement développé qui débuté forte, s'achève pianissimo. Le Scherzo caracole, légèrement fantasque par l'écriture pianistique virtuose et un traitement des cordes inventif. Le trio, initié par le violon, contraste par son lyrisme, tandis que la reprise est encore plus animée nantie de modulations nouvelles et que le morceau se termine par un pied de nez. Le Larghetto, introduit par le cello, apporte une douceur ''classique'' en apparence, car le discours est résolument novateur par de savants mélismes du piano et du violon que le violoncelle ne refuse pas. Des traits en pizzicatos et répétitifs du violon complètent une harmonie vraiment originale. Le finale Allegro molto e energico renoue avec la manière soutenue du début de la pièce. Là encore l'inventivité est étonnante. Qui éblouissait Stravinsky, Mahler et Puccini. Korngold y allie de nouveau lyrisme et bouffées d'énergie par des combinaisons aussi singulières qu'efficaces.
Le Trio pour clarinette, violoncelle et piano op.3 d'Alexander von Zemlinsky (1896), salué par Brahms, est un vibrant hommage à ce maître vénéré. Un motif y revient en boucle, unifiant l’œuvre dans ses trois parties vif-lent-vif. L'Allegro développe une manière harmonique particulière au musicien. Le piano semble mener le jeu et entraîne clarinette et violoncelle dans des pages ardentes. On y perçoit des tonalités brahmsiennes, d'autant plus évidentes eu égard à la sonorité de la clarinette, ''découverte'' sur le tard par le vieux maître. C'est puissamment lyrique, allant de l'avant dans le développement, quoiqu’un peu longuet. L'Andante est chantant, entamé par le piano. La clarinette s'inscrit avec aisance, comme le cello, et cela chante sans ostentation. Une section médiane plus intense modifie la perspective vers plus de dramatisme, de par la profondeur de ton qu'instaure la sonorité de la clarinette, et la conclusion est apaisée. Dans l'Allegro final virevoltant, la maîtrise de Zemlinsky est patente, sa facilité d'écriture, mais aussi sa volonté moderniste pour se dégager de l'influence de Brahms.
Deux courtes pièces de Mahler font transition : deux Lieder transcrits pour flûte et piano par Ronald Kornfeil et Emmanuel Pahud. Dans ''Rheinlegendchen'' (Petite légende du Rhin), tiré du recueil du Knaben Wunderhorn (1893), la flûte reprend la ligne de la voix pour conter une rêverie amoureuse dans un esprit très viennois, surtout joué avec la tendresse et la finesse que lui apporte Pahud. Dans ''Oft denk' ich, Sie sind nur ausgegangen'' (Souvent je pense, ils se sont seulement absentés), extrait des Kindertotenlieder (1904), seule pièce plus ou moins sereine de ce cycle dramatique, la flûte apporte une note d'espérance à ce Lied où un père imagine que ses enfants disparus se sont simplement absentés. Le tragique perce pourtant à chaque instant.
Emmanuel Pahud, Eric Le Sage & Paul Meyer ©DR
De Berg, sont données trois œuvres. La Sonate pour piano op.1 (1907/1908), ultime composition de la période de jeunesse, dédiée à Schoenberg, est pur chef-d’œuvre. D'un seul tenant, elle développe un langage postromantique audacieux, tendu, d'une grande clarté pourtant. Se présentant comme tonale, l'incertitude gagne vite, comme dans d'autres œuvres postérieures, Wozzeck en particulier. La pièce évolue au fil d'élans et de retombées, de plages exaltées et dépressives, de moments d'enthousiasme et de désespoir, toujours d'angoisse. Elle est d'une grande difficulté technique, mais gratifiante pour son interprète, ici le magistral Eric Le Sage. Les 4 Stücke für Klarinette und Klavier, op.5 (1913) offrent une musique atonale et un bel exemple de la petite forme en composition. On a parlé de musique aux limites du rien, de ''liquidation'', selon Adorno. Ces pièces, pourtant très travaillées, figurent une sonate en quatre brefs mouvements, vif-lent-vif-lent. Les deux de tempo rapide, ''Mässig'' (modéré) et ''Sehr rasch'' (très rapidement), offrent de courtes cellules atomisées fuyant tout développement. ''Sehr langsam'' (très lentement), de structure répétitive, offre une sorte de rêverie de la clarinette. Tandis que l'ultime, ''Langsam'', la plus développée et emplie de mystère, installe d'abord un dialogue des deux voix d'une grande discrétion, jusqu'aux limites des possibilités de la clarinette dans le registre ppp. Puis tout s'anime avec des accords martelés dans le grave du piano.
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Enfin est joué l'Adagio, partie centrale du Kammerkonzert pour piano, violon et 13 instruments à vent (1923-1925), œuvre d'une atonalité libre et de technique dodécaphonique, dédiée à Schoenberg. Dans la transcription ici pour clarinette, violon et piano, effectuée en 1935 par Berg lui-même. Le piano conserve sa position centrale et le violon celle de solo, tandis que la clarinette reprend celle des 13 vents. Encore que ce soit le violon qui joue le rôle moteur dans ce morceau. Le sentiment est d'un lyrisme mystérieux et l'on croise furtivement des sonorités bergiennes connues, de Wozzeck en particulier. La structure est celle d'un palindrome, la seconde partie reprenant la première en sens inverse. L'hommage à Schoenberg est évident, à travers un langage épuré alliant douceur et force au fil de combinaisons originales et efficaces.
Un concert au château de l'Empéri dans le cadre du Festival de Salon de Provence ©DR
La Kammersymphonie N°1 op.9 de Schoenberg (1906) est ici jouée dans la transcription effectuée en 1923 par Anton Webern qui a réduit les 15 instruments d'origine à un quintette pour violon, cello, piano, flûte et clarinette. L’œuvre fusionne en fait les 4 mouvements d'une sonate en un seul. La tonalité est malmenée, ce qui fit scandale à la création viennoise. Mais pour les oreilles actuelles, voilà bien du Schoenberg plutôt aisé à appréhender. La fusion cordes-bois fonctionne bien dans la première partie soutenue et la manière rapide de ce qui fait figure de scherzo, presque haletante. Y domine une thématique très travaillée et de écarts dynamiques impressionnants. Dans la partie lente, d'un lyrisme envoûtant, mystérieux, chaque instrument s'exprime dans la nuance ppp, violon, puis violoncelle, clarinette et enfin flûte, sur l'accompagnement du clavier. La section finale revient à un rythme vif dans des digressions fascinantes, à la fois d'une modernité raffinée et d'une pâte tonale qui n'a pas dit son dernier mot, surtout lorsque jouée avec la fougue des présents interprètes.
C'est que les cinq amis du ''Salon de musique'' (en référence au festival estival international de Musique de chambre de Salon-de-Provence dont trois des présents musiciens sont les directeurs artistiques), nous régalent d'un art chambriste consommé : le violon suave et solaire de Daishin Kashimoto, Ier solo au Berliner Philharmoniker, le violoncelle expressif de Zvi Plesser, le piano souverain d'Eric Le Sage, la clarinette royale de Paul Meyer, et la flûte ''enchantée'' d'Emmanuel Pahud, un artiste qu'on chérit tout particulièrement pour ses prestations tant au Berliner Phil qu'en solo. La symbiose est totale, c'est peu de le dire. Le plaisir de faire de la musique ensemble, tout simplement.
Les enregistrements, au Conservatoire Darius Milhaud à Aix-en-Provence, offrent clarté et relief, avec un parfait équilibre des voix selon les différentes compositions, du piano seul au quintette. Une fière réussite.
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Texte de Jean-Pierre Robert
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