CD : compositions chambristes de Jacques Lenot

• ''La lettre au voyageur''
• Jacques Lenot : La lettre au voyageur, pour violon et piano. Secrètement à la nuit, pour violon et piano. Mais l'ombre de la nuit, pour piano. Lumière d'août, pour piano. Schattenwelt, pour piano
• Nicolas Dautricourt (violon), Dana Ciocarlie (piano)
• 1 CD L'Oiseau Prophète : 0005 (www.jacqueslenot.net)
• Durée du CD : 77 min 22 s
• Note technique :  (5/5) 

Ce CD réunit quelques pièces du prolifique Jacques Lenot appartenant à la sphère de la musique de chambre pour piano et violon, écrites dans les années 2011 et 2012. Nouvelles pierres à l'édifice compositionnel considérable de ce musicien atypique cultivant le goût de la miniature virtuose et un rare degré d'abstraction pourtant reliée à un solide substrat littéraire.

Jacques Lenot aime en effet adosser ses œuvres à une source littéraire. Comme il en est de ses pièces en quatuor ''Frammenti intimissimi'' ou de ses morceaux pour trompette et piano ''Reliquien'', les dix pièces réunies cette fois sous le titre général de ''Lettre du voyageur'' puisent à cette phrase du philosophe allemand Walter Benjamin « la véritable mesure de la vie est le souvenir ». La missive dont il est question réfère, selon le musicien, aussi bien à Schubert et sa Sonate Wanderer qu'à Tchaïkovski et l'air dit de la lettre de Tatania dans Eugène Onéguine. Mais la pensée de Lenot va sans doute plus loin et se loge dans une introspection autobiographique. Ce programme s'ouvre par quatre fragments intitulés La lettre du voyageur, achevés en 2012, pour violon et piano. L'écriture y est comme toujours tendue et exigeante pour ses interprètes, singulièrement quant à la partie de violon exploitée jusqu'au registre suraigu et dans une dynamique extrêmement vaste : bribes de souvenirs ébouriffés (lettre 1), dialogue fantastique entrecoupé de silences et conduisant à une cadence du violon (lettre 2), grave bourdonnant du piano, sorte de basse lancinante sur laquelle se déploie un échange violon-piano virevoltant (lettre 3), instants de lyrisme secret au piano offrant au violon un écrin mystérieux plus expressif (lettre 4).

Les trois volets de Secrètement à la nuit (2011) sont inspirés de l’œuvre éponyme ''Heimlich zur Nacht'' (1917) de la poétesse juive Else Lasker-Schüler (1869-1945). Ses trois parties enchaînées font se succéder un dialogue tourmenté exprimant une passion exclusive (''Nur dich''/Pour toi seul), côtoyant un temps l'univers tonal (''Ankunft''/Arrivée) sur le vers ''derrière moi je laisse le monde et les astres'', et un curieux effet de jeu en pierreries du piano sur une mélopée nostalgique du violon (''Heimweh''/Mal du pays), douce confidence répétée en autant de séquences, de souvenirs enfouis. Là encore, le langage de Lenot cultive l'ellipse, sans pour autant renoncer à une forme d'expressivité.

Trois pièces pour piano seul complètent le parcours, écrites la même année 2011, autre contribution à un corpus généreux pour l'instrument. Mais l'ombre de la nuit est puisé à Hölderlin (''Est-il sur terre une mesure ? Il n'en est aucune''). Lumière d'août appelle Faulkner, contraste entre une calme démarche et de petites explosions sèches et fébriles. Enfin Schattenwelt (Monde d'ombre) brosse un tableau sombre aux sonorités ''fâchées'', là encore sur une basse obstinée dans le grave, tressant une sorte de marche imperturbable traversée d'éclairs.

À n'en pas douter, le violon de Nicolas Dautricourt et le piano de Dana Ciocarlie transcendent les exigences inouïes de l'écriture pointilliste de Lenot, son phrasé décomplexé, son lyrisme a priori non évident. Ils sont saisis, sous l’œil du maître lui-même, dans l'atmosphère feutrée du studio Sequenza de Montreuil.  

Texte de Jean-Pierre Robert

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