CD : l'immense hommage du pianiste Igor Levit à Chostakovitch
- ''On DSCH''
- Dimitri Chostakovitch : 24 Préludes et fugues op.87
- Ronald Stevenson : Passacaglia On DSCH
- Igor Levit, piano
- 3 CDs Sony : 19439809212 (Distribution : Sony Music Entertainment)
- Durée des CDs : 64 mi 38 s + 82 min 07 s + 86 min 35 s
- Note technique : (5/5)
Voici un nouveau projet titanesque comme les aime le pianiste germano-russe Igor Levit. Après le cycle mémorable des sonates de Beethoven, mais aussi la trilogie des variations Goldberg de Bach, Diabelli de Beethoven et celles du moins connu Rzewski, il s’attelle cette fois aux 24 Préludes et fugues de Chostakovitch. Il complète ce cycle essentiel du modernisme musical d'une œuvre de l'écossais Ronald Stevenson, articulée autour de la fameuse signature musicale DSCH du compositeur russe. Un défi peu ordinaire associant l'original et l'hommage, dans une démarche dépassant la pure sphère musicale puisque dans les deux cas les auteurs poursuivaient un but didactique. Les interprétations sont frappées au coin de l'absolue rigueur mais aussi d'une rare science des possibilités du clavier.
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C'est peu après avoir assisté aux festivités du bicentenaire de JS Bach, célébré à Leipzig en 1950, que Chostakovitch conçoit l'idée d'écrire un pendant moderne pianistique au Clavier bien tempéré du Cantor. Admiratif de l’œuvre et de l'interprétation alors donnée par la jeune pianiste Tatiana Nikolayeva, qui sera au demeurant une des premières à jouer la nouvelle œuvre, il se lance le défi de composer lui aussi 24 préludes et fugues. Écrite entre octobre 1950 et février 1951, l’œuvre explore, en ses deux parties, toutes les clés majeures et mineures et tout l'espace harmonique des possibilités tonales, sans nécessairement respecter un ordre logique. Non plus que chercher la difficulté technique. Chostakovitch va, avec son propre langage, créer un immense spectre de caractères musicaux. C'est cette variété et la valeur expressive qui l'intéressent le plus. Et le challenge qu'induit l'utilisation d'un cadre si rigoureux. C'est donc également un lexique d'émotions, car le musicien y exprime les sentiments souvent effrayés que lui inspirent les catastrophes du début du XXème siècle, en Russie en particulier. Igor Levit, qui définit les 24 Préludes et fugues op.87 de Chostakovitch comme « une sorte de journal intime musical », y voit « quelque chose d'unique quant à la combinaison de chaleur, d'immédiateté et de pure solitude ».
Ces miniatures, écrites la plupart du temps dans un langage accessible, sont assemblées dans un ordre arbitraire, tout en gardant une stricte observance du contrepoint. Les références vont explicitement à JS Bach (n°10, n°23), mais aussi à la vieille liturgie orthodoxe russe, ou encore aux maîtres de l'ère précédente comme Moussorgsky et son Boris Godounov (N°14), et à la musique populaire russe. Mais aussi aux propres œuvres de Chostakovitch. Ainsi de la Symphonie N°5 dans le prélude et fugue N°6, ou sa Neuvième symphonie pour le N°11. Une réminiscence de l'opéra Lady Macbeth de Mzensk comme de la Symphonie N°8 se trouve dans le 12ème prélude et fugue. Les climats sont aussi variés : certaines pièces sont empreintes de tragique, de désespérance, ou au contraire d'humour, voire de grotesque selon une manière chère au musicien, d'une rythmique très marquée (prélude du N°15). Elles peuvent être d'une apparente douceur (N°16). Le lyrisme domine souvent, parfois séraphique (N°7) ou d'une franche gaieté. Des différences stylistiques traversent le cycle, du traditionnel (la presque romantique fugue N°22) à l'avant-gardiste, reprenant les modes d'écriture les plus récents de Chostakovitch. Le dernier prélude et fugue N°24 en Ré mineur, et le plus long, introduit après un majestueux prélude, quelque chose de l'ordre de la réconciliation, la fugue s'étirant doucement vers une sorte d'idéal. Dans cette œuvre qui tient du kaléidoscope, aussi monumentale qu'anti virtuose, Levit dispense une palette exceptionnelle de touchers, de couleurs, de rythmes, sans jamais vouloir paraître en remontrer. Car c'est tout le paradoxe des Préludes et fugues de Chostakovitch que de ne jamais conduire l'interprète dans un exercice purement technique.
Igor Levit ©DR
Non content de jouer l’œuvre gigantesque de Chostakovitch, Igor Levit a souhaité lui en associer une autre, pas moins immense, la Passacaglia On DSCH de Ronald Stevenson, écrite en 1960 et 1961. Ce compositeur originaire d’Écosse (1928-2015), pianiste enfant prodige, peu connu de ce côté du Channel, cultive une forme d'utopie artistique et revendique son pacifisme. L’œuvre est conçue comme un hommage à Chostakovitch, un collègue tant admiré, au point de lui emprunter en titre son monogramme musical fameux, DSCH, lui-même conçu à partir des quatre lettres initiales de son nom et leur équivalent en notes de musique selon l'alphabet musical allemand (Ré-Mi bémol-Do-Si). Il en résulte un autre spectaculaire parcours pianistique de l'extrême. Enfourchant à bras-le-corps la démarche du musicien, Igor Levit la fait sienne et l'intègre à la dialectique conceptuelle qu'il défend quant à sa propre vision de la musique et à la mission de l'interprète. « La Passacaglia est un véritable condensé de vie, une sorte de musique qui nous parle de notre responsabilité envers le monde dans son ensemble », souligne-t-il.
Elle est constituée de trois parties et de 21 numéros joués enchaînés. La ''Pars prima'' comporte 9 sections dont une ''Sonata'' débutant l’œuvre en force, une ''Suite'', elle-même faite de 8 morceaux sur le modèle de la suite française, une pièce intitulée ''Pibroch (Lament for the children)'', dérivée d'une mélodie traditionnelle écossaise, ou encore un fascinant ''Nocturne'' conclusif. La ''Pars altera'', qui débute par une ''Revery-Fantasy'' poursuivant l'atmosphère apaisée du nocturne précédent, offre diverses sections dont une ''Fanfare'' emplie de clusters cataclysmiques, un ''Fandango'', une section titrée ''Pedal-point : To emergent Africa'' qui se souvient du Dies irae, ou encore une ''Variation in C minor'' qui termine cette partie agitée. Le dernier volet du triptyque amorce le retour à Bach. Car cette ''Pars tertia'' s'ouvre par un ''Adagio : tribute to Bach''. Le thème de la Toccata pour orgue en Ré mineur en est le point de départ que suit une triple fugue exposée en trois sujets : une invention de la main du musicien, aérienne et fort complexe, une fugue sur le nom de B A C H et enfin le thème du Dies irae, hommage aux victimes de l'holocauste. L'ultime morceau ''Final variations'', marqué ''adagissimo barocco'', et à jouer ''avec un sens de l'espace quasi gagarinesque'', rappelle que le monde était alors, en 1961, conquis par le premier vol dans l'espace de Yuri Gagarine !
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Une somme donc, qui n'a rien à envier au piano phénoménal de Busoni. Mais n'évoluant pas toujours à la même hauteur d'inspiration et qui laisse parfois une impression de longueur. Et surtout d'hétérogénéité du langage. Le sentiment que la pensée n'est pas toujours aisée à condenser, contrairement à ce à quoi est parvenu Chostakovitch, enserré il est vrai dans un schéma précontraint. Que dire de l'interprétation de cet autre monument ? Fidèle à lui-même, Igor Levit propose un pianisme total. Qui interroge chaque page de ce maelstrom tentaculaire et en même temps souvent basé sur la petite forme, comme les Prélude et fugues de Chostakovitch.
Les enregistrements sont particulièrement soignés par l'équipe d'Andreas Neubronner. Le Chostakovitch bénéficie d'une prise de son à la légendaire église Jesus-Christus de Berlin, où DG enregistrait naguère le répertoire symphonique de Karajan. L'image sonore est large, aérée, le piano bien centré et capté dans toutes ses harmoniques généreuses, d'un grand naturel aussi bien dans le registre intime, véritablement confident, que dans le mode plus extraverti, magistralement ''sonnant''. Captée à la Leibniz-Saal de Hanovre, la Passacaglia de Stevenson bénéficie d'une aura un brin plus ouverte, façon estrade de concert.
Texte de Jean-Pierre Robert
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Dimitri Chostakovitch, Ronald Stevenson, Igor Levit