CD : William Christie dirige Platée de Rameau
Ce CD est la captation de la reprise de la production de Platée conçue en 2014 par Robert Carsen et William Christie pour l'Opéra Comique et le Theater an der Wien, mais que le chef n'avait alors pu diriger. Dans une forme qu'on sent olympique, celui-ci la conduit, cette fois à Vienne, à la tête de ses Arts Florissants, entouré d'une distribution prestigieuse saisie sur le vif de la scène. Voilà une nouvelle réussite de ce maître du baroque qui inlassablement défend le répertoire français et ramiste en particulier.
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Platée occupe une place particulière parmi les œuvres lyriques de Rameau. Parce que c'est son unique comédie et qu'il se livre à une satire caustique de son temps. Elle est « très singulière, unique par l'impertinence du miroir qu'elle tend à la société et à l'époque de sa création », souligne William Christie. Qui est Platée ? Une nymphe vaniteuse à l'aspect de grenouille, aveugle à son aspect comique, qui croit à la démesure de sa passion amoureuse pour un dieu, Jupiter soi-même. Et semble avoir cure de la machination ourdie pour celui qui, pour endormir les soupçons de jalousie conçus par son ombrageuse épouse Junon, met en scène cette improbable union. C'est aussi une nymphomane, non épargnée par la vulgarité, ce qui fait dire au chef : « Platée est le portrait musical d'une femme bête qui ne comprend pas ce qu'est la réalité et aime les fausses flatteries ». Le régisseur Robert Carsen transpose la pièce dans l'époque actuelle et dans le milieu de la mode, son univers extravagant, ses contradictions, le lustre comme l'excès, voire la superficialité. À l'aune du deuxième acte situé dans un salon de la maison Cardin, le jour fébrile du défilé annuel, présidé par le maître de céans, Jupiter, sosie de Karl Lagerfeld. Manière habile de traiter une satire sociétale, celle de la vanité de soi, où ridicule rime avec pitoyable. Jusqu'à la terrible conclusion de cette bien cruelle histoire, qui voit la pauvre nymphe humiliée, délaissée par tous, ruminer sa colère d'avoir été bafouée. Ce soudain basculement dans le tragique est sans doute une façon de se caler dans les conventions de l'époque, par ailleurs tant raillées. Car Rameau voulait aussi moquer ici le monde de l'opéra français, ses manies et conventions empesées, jusqu'à caricaturer de manière grotesque le sacro-saint sujet de l'amour.
Edwin Crossley-Mercer (Jupiter) & Marcel Beekman (Platée) ©Werner Kmetitsch
De la figure de Platée, partagée entre infatuation et naïveté, Marcel Beekman est l'interprète inspiré. De cette femme interprétée par un homme, ce qui est foncièrement différent du modèle du travesti, il dresse un portrait extrêmement pensé et détaille à l'envi les excentricités vocales et autres onomatopées du rôle. Reste qu'à l'écoute aveugle, l'interprétation a tendance à verser dans la caricature, n'évitant pas un certain maniérisme outrancier. C'est qu'a été adopté le parti de souligner le trait parodique dans la prosodie, de laisser cours à une façon de dire le texte en accentuant certains mots ou phrases, au risque de verser dans l’emphatique. Mais la peinture est cohérente et musicalement irréprochable dans les ornements des vocalises. Il est bien entouré. Le Mercure de Cyril Auvity est racé et finement cocasse. Le Cithéron de Marc Mauillon d'une diction parfaite et bien sonore. Le Jupiter d'Edwin Crossley-Mercer est moins caractérisé vocalement, car ici privé du look vestimentaire et capillaire de l'illustre couturier et vedette du showbiz. Emmanuelle de Negri, tour à tour Amour et Clarine, défend avec panache la déclamation ramiste. Dans la partie de La Folie, autre rôle essentiel, Jeanine de Bique donne à entendre une performance de haut vol qu'on sent très investie. On rappelle que le personnage, selon Carsen, intervient comme invitée surprise, façon Madonna, pour rehausser le défilé maison, et lance son air rock star, micro à la main. La pyrotechnie vocale exubérante, truffée de sauts fulgurants d'octaves et d'aigus en fusée, est surmontée haut la main par la chanteuse de Trinidad & Tobago dans un français immaculé et un abattage que peu ont à lui envier.
Jeanine de Bique (La Folie & Platée) ©Werner Kmetitsch
La réussite de cette version revient avant tout à William Christie. Qui dans une lecture extraordinairement différentiée et d'un entrain communicatif, fait ressortir la profonde singularité de l’œuvre : accords dissonants, gaucherie volontaire dans le rythme, accents déplacés et autres distorsions de la ligne mélodique. Et surtout en détaille à l'envi les excentricités qui parfois frôlent le figuralisme musical. Ainsi de ces sonorités animalières, imitation de croassements de grenouilles ou de chants d'oiseaux, tel le hibou dont se vêt Jupiter, qui endosse encore la forme quadrupède d'un âne nanti de son ''hi han'' bien connu ! Loin d'amenuiser ces traits, le chef les met singulièrement en exergue dans une symbiose musique-prosodie montrant combien il en possède le secret. Dès les premières pages de l'Ouverture, on est emporté dans un allègre geste parodique. Et bientôt toutes les excentricités instrumentales sont recréées dans leurs savoureux excès, comme il en est de l'orage qui clôt l'acte I. Les pages lyriques sont tout aussi soignées. Tel l'air de La Folie, où la parodie soudain laisse place à un moment d'ordre purement esthétique, là où l'usage en pastiche de la colorature va bien au-delà de la moquerie. Sans parler des danses, Menuets lascifs, Rigaudons agités, Musette paresseuse, ou encore l'exceptionnelle Chaconne du IIIème acte, petit chef-d’œuvre au sein d'une partition qui en compte déjà beaucoup. Les Arts Florissants ont rarement sonné avec une telle clarté joyeuse : cordes aux sonorités évocatrices, insinuantes, chevrotantes, bois engagés jusqu'au joyeux tintamarre, dont la petite flûte rageuse, le hautbois sifflant, le basson hilarant, et autres cocasses percussions.
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La captation live au Theater an der Wien, l'autre grande scène d'opéra de la capitale autrichienne, en décembre 2020 (et à huis clos pour cause de pandémie) est d'un étonnant relief. On y perçoit la vie même de la représentation (qu'une autre captation video, sous le label Unitel, rend bien sûr plus sensible encore). Si l'orchestre est le roi de la fête sonore, la balance avec les voix est habilement managée car celles-ci restent d'un parfait naturel, sans mise en avant excessive.
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Jean-Philippe Rameau : Platée. Comédie lyrique (''Ballet bouffon'') en un prologue et trois actes. Livret d'Adrien-Joseph de Valois d'Orville et Ballot de Sauvot d'après la comédie de Jacques Autreau Platée ou Junon jalouse
- Marcel Beekman (Platée), Jeanine de Bique (La Folie), Cyril Auvity (Thepsis & Mercure), Marc Mauillon (Momus & Cithéron), Emmanuelle de Negri (Amour & Clarine), Edwin Crossley-Mercer (Jupiter), Émilie Renard (Junon), Padraic Rowan (Satyre & ''Mommus''), Ilona Revolskaya (Thalie)
- Arnold Schoenberg Chor, Erwin Ortner, directeur artistique, Roger Díaz-Cajamarca & Viktor Mitrevski, maîtres de chœur
- Les Arts Florissants, dir. William Christie
- 2 CDs Harmonia Mundi : HAF 8905349.50 (Distribution :[PIAS])
- Durée des CDs : 60 min 56 s + 73 min 45 s
- Note technique : (5/5)
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