CD : personnages féminins et masculins chez Haendel interprétés par des femmes
La richesse de l'opéra haendélien autorise toutes sortes d'approches pour ses interprètes avisées et les producteurs de disque imaginatifs. Après ''Mirrors'' ou portraits de femmes en miroir chez Haendel et ses contemporains, voici ''Dualità'' ou comment, chez le Saxon, personnages féminins et masculins sont interprétés par des femmes. L'intérêt du présent CD de la soprano hongroise Emöke Baráth ne se limite pas là : il offre la première prestation au disque de Philippe Jaroussky dans sa nouvelle et désormais seconde casquette, de chef d'orchestre.
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L'aura des cantatrices en Angleterre, au XVIIIème siècle, était telle que Haendel façonna pour elles quelques-uns de ses plus grands rôles d'opéra. Les Cuzzoni, Bordoni, Faustina, Strada del Pò ou Durastante tenaient une place enviable au point de rivaliser dans l'engouement du public avec les castrats, Senesino, Caffarelli ou Carestini. Or, ces femmes au gosier d'or et souvent à la forte personnalité se voyaient confier des rôles principaux aussi bien féminins que masculins, polyvalence qu'autorisait une technique vocale phénoménale. L’ambiguïté de sexe entre personnage et interprète a une longue tradition dans l'opéra baroque. Le fait que des femmes incarnent des hommes perdurera après de manière sporadique, notamment chez Mozart (Chérubin, Annius) et chez Richard Strauss (Octavian) avec ce qu'on appellera alors les ''Hosenrole'' (rôles en pantalon). Emöke Baráth se propose d'illustrer cette dualité avec d'abord quelques figures masculines conçues par Haendel. « Pour la chanteuse, endosser ce genre de rôle demeure un défi captivant et amusant qui permet d'exprimer la dualité de l'âme féminine », souligne-t-elle. Bien sûr, elle interprète aussi des parties dévolues à des femmes. La boucle est bouclée, tous et toutes dans une même voix de soprano.
S'agissant de messieurs, c'est ainsi Tauride d'Arianna in Creta où le jeune homme se compare à un lion dans une aria entraînante, truffée de notes graves et se terminant par une quinte aiguë où la voix se mesure aux deux cors dans un saisissant effet. Du aussi peu connu Deidamia (1741), le dénommé Achille en appelle aux armes dans une aria di furore aux vocalises acrobatiques. Tout comme Adolfo, de l'opéra Faramondo (1738), s'exprime dans un air plein d'entrain. La palme revient cependant au personnage titre de Radamisto (1720). Deux arias en dépeignent le caractère tourmenté. ''Ombra cara di mia sposa'' offre une longue et intense déploration, sereine plus que triste, dont les trois parties sont sur le tempo lent et un accompagnement évoluant du registre pp à ppp. ''Qual nave smarrita tra sirti'' (Comme un navire à la dérive en mer), un peu plus tard dans le déroulement de l'histoire, renouvelle pourtant l'expression de cette douleur, là encore par un chant orné de vocalises distillées à un tempo extrêmement retenu.
Pour ce qui est des dames et à travers elles, des grandes épopées amoureuses fleurissant dans le répertoire haendélien, on rencontre d'abord les personnages de sorcières. Au premier chef celui de l'opéra Alcina. L'aria célèbre ''Ombre pallide'' qui suit un récitatif instaurant un climat résolument tragique, trace la vindicte de la femme qui, réalisant qu'elle est abandonnée par Ruggiero, en appelle aux esprits infernaux. Un autre personnage de magicienne, Melissa d'Amadigi di Gaula (1715), est illustré dans une aria misant sur les extrêmes, lent et presque langoureux avec hautbois solo, et vif avec large pyrotechnie vocale. Emöke Baráth embrasse le destin d'autres femmes de pouvoir. Ainsi de Cléopâtre de Giulio Cesare in Egitto. Deux arias en dépeignent l'ambivalence des sentiments. D'abord le pathétique de ''Se pietà di me'', exprimant une insondable désolation par des vocalises nursées avec une intensité contenue où perce une émotion vraie, surtout dans le tempo lourd de sens et légèrement saccadé adopté ici par Philippe Jaroussky. Puis, tout en contraste, l'optimisme de celle qui entrevoit la victoire dans ''Da tempeste'', d'une extrême vivacité dans ses vocalises. Sont illustrées encore d'autres figures féminines moins connues comme Adelaide de Lotario (1729), par une aria enjouée et énergique destinée à flatter la technique de l'interprète, et le rôle-titre de Partenope (1730) dont le charme frivole est en évidence dans ''Qual farfalletta'' évoquant la légèreté du papillon.
De ce parcours singulier qui voit héroïnes et héros soutenu(e)s par le truchement d'une seule et même voix, Emöke Baráth fait un sans-faute. Cette artiste apparue il n'y a pas si longtemps sur la scène lyrique et déjà applaudie à Paris, notamment aux côtés de Jaroussky dans son habit de chanteur, déploie une virtuosité toute en délicatesse. Outre la beauté intrinsèque du timbre, on admire la sûreté de la ligne de chant, l'aisance des vocalises aussi bien dans les grandes envolées rapides que dans le registre de la complainte, l'agilité de la quinte aiguë, le souci de coloration du grave et l'originalité des ornementations. Et par-dessus tout, l'aptitude à investir un personnage, un défi dans le temps si réduit qu'offre un air, fût-il précédé de son récitatif destiné à planter le décor. Une assomption au statut de star dans ce répertoire, parmi un roster déjà bien pourvu. L'accompagnement prodigué par Philippe Jaroussky, à la tête de son ensemble Artaserse, est l'autre facteur de réussite de cet album. Sans doute guidé par son propre instinct vocal, le contre-ténor ''sait'' trouver le ton juste et y ajouter sa sensibilité comme une respiration à l'unisson de celle de son interprète. Au-delà de la complicité déjà éprouvée à la scène, la symbiose artistique est là bien réelle. On attend avec impatience les suites de cette ''prise de rôle'' à la baguette, dans le domaine de l'opéra en particulier, déjà amorcée avec Il primo Omicidio de Scarlatti et qui doit se poursuivre dans Giulio Cesare de Haendel au Théâtre des Champs-Élysées ce printemps.
L'enregistrement au Studio Cent Quatre, dans l'ensemble architectural du 104 à Paris, possède un indéniable relief, l'orchestre bien présent tout comme la voix. Celle-ci est saisie de très près, ce qui ne va pas sans quelque inconfort dans le registre aigu lorsque sous pression.
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Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- ''Dualità'' arias d'opéra de Haendel
- Georg Frederic Haendel : arias pour soprano extraites d'Arianna in Creta, Amadigi di Gaula, Deidamia, Partenope, Radamisto, Alcina, Faramondo, Giulio Cesare in Egitto, Lotario
- Emöke Baráth, soprano
- Artaserse, dir Philippe Jaroussky
- CD Erato : 0190296370625 (Distribution : Warner Classics)
- Durée du CD : 72 min 21 s
- Note technique : (4/5)
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