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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : Asmik Grigorian chante des mélodies de Rachmaninov

Rachmaninov Dissonance

Pour son premier récital, la soprano lituanienne Asmik Grigorian offre un bouquet de mélodies de Rachmaninov. Des pièces souvent d'une étonnante concision, extrêmement exigeantes pour l'interprète. Car, comme elle le souligne, « du point de vue de sa complexité technique, chacune de ses romances s'apparente à un petit opéra ». Aussi ces compositions demandent-elle « un véritable duo, et non un accompagnement », rôle que le pianiste Lukas Geniušas endosse avec brio.

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Aux côtés de son emblématique production pour le piano solo ou concertant, Serge Rachmaninov a composé de nombreuses mélodies, entre 1890 et 1916, réparties en cycles, sur des textes de poètes connus comme Pouchkine, Lermontov, Tolstoï, Heine, voire Hugo, et moins célèbres, ici du moins, tels que Polonski, Fet ou Apoukhtine. Son art de mélodiste s'y exprime largement, la plupart des mélodies prenant la forme de romances. La partie confiée au piano est tout aussi exigeante et essentielle, au point de capter parfois l'attention. Asmik Grigorian et Lukas Geniušas ont fait choix de mêler des mélodies empruntées à six de ses sept cycles, sans s'en tenir à la pure chronologie. Mais en les assortissant de manière à différentier les thématiques chères au musicien, la contemplation de la nature, le bonheur inatteignable, le refus de toute félicité, la passion inassouvie. En tout cas « les ''conflits internes'' qui marquent ces chansons », souligne la chanteuse, nul doute en résonance avec la personnalité profondément tourmentée du compositeur russe. Le programme débute à cet égard par ''Dissonance'', op.34 N°13, qui donne son titre à l'album, illustrant la dialectique dissonance-consonance mise en avant par les deux interprètes, car « le but de la dissonance dans la vie est de faire entendre les consonances, de pouvoir apprécier à nouveau la beauté et l'harmonie ». Cette pièce, de vaste proportion, comparée à la moyenne de durée des mélodies de Rachmaninov, donne le ton d'une manière plutôt dramatique, alternant exaltation et rêve dans un éventail extrême de nuances, jusqu'à de périlleuses envolées dans le registre aigu. Quant à la partie de piano, elle est grandiose, accords en rafales, chromatisme exacerbé, basse grondante, tout à fait proche d'une Étude-tableau du musicien pianiste virtuose. Le parcours se termine par ''Nous nous reposerons'' op.26/3, une des pages les plus inspirées de Rachmaninov, où le débit frôle le récitatif proche de Moussorgski.

Les mélodies extraites des divers cycles abordés permettent d'apprécier une production vocale très caractéristique : des pièces souvent brèves, proches de la miniature, au point qu'on parle de ''romance-minute'' à propos de certaines. Qui demandent beaucoup à la voix de soprano, astreinte à de brusques changements d'intensité avec de fulgurantes montées en puissance, et sollicitant aussi bien le médium expressif que l'aigu le plus tendu. Ainsi de ''Ne me crois pas, mon amie'' (Tolstoï) extraite de Douze Romances op.14/7, développant de larges écarts auxquels le piano ajoute son lot de déchaînement. Ou de ''Comme j'ai mal'', dernière des Douze Romances op.21, dont la ligne tourmentée traduit un déchirement intérieur et le profond désespoir dans le registre fortissimo. L'avant-dernière mélodie du cycle de l'op.14, ''Eaux printanières'', met la virtuosité à parts égales entre voix et piano, car au dynamisme du chant, parsemé d'intervalles vertigineux vers l'aigu, fait écho celui du clavier truffé d'accords résonants et d'octaves extrêmes, dignes des concertos de piano de l'auteur. La plupart du temps, la romance illustre le conflit entre les deux pôles que sont la puissance de l'accompagnement et le caractère élégiaque de la partie vocale. Comme ''Mon enfant, tu es belle comme une fleur'' extraite de Six Mélodies op.8/2, calme à la voix, mais hautement soutenue par le clavier. Ou ''Je ne suis pas prophète'' op.21/11 qui voit le narrateur affirmer être « chanteur par la grâce de Dieu », en de puissantes interjections voix et piano, qui se muent peu à peu en un mélodisme de la plus pure élégie. L'hymne à la nature, on le trouve dans ''Les lilas'' op.21/5, où la transparence du piano renforce la pureté de la ligne vocale. Rachmaninov a aussi recours, comme d'autres musiciens russes, aux mélismes orientaux, comme dans ''Ma belle, ne chante pas devant moi'', des Six Romances op.4/4, d'après Pouchkine : tant au piano qu'à la voix, est-on bercé par une rêverie magique qu'interrompt soudain, au milieu de la mélodie, une charge de violence dramatique. 

Comme naguère Elisabeth Söderström et Vladimir Ashkenazy (Decca), le duo Grigorian-Geniušas s'empare de ce corpus avec la conviction du meilleur avocat. Celle qui passe pour une des prometteuses grandes sopranos du moment depuis sa fulgurante ascension dans Marie (Wozzeck) et autre Salomé au Festival de Salzbourg et s'est hissée au premier rang sur la scène internationale, dispense un talent de diseuse de la même eau. Elle se joue de la complexité que recèlent ces pièces, là où explose presque l'ambiance plus ou moins feutrée de l'univers de la mélodie, et dont certaines poussent la voix parfois à ses limites, frôlant la dureté dans l'extrême aigu sous tension. La beauté intrinsèque du timbre ajoute à la justesse de ton des interprétations. Le pianiste russo-lituanien Lukas Geniušas (*1990) qui a déjà à son actif au disque des interprétations remarquées de pièces solo de Rachmaninov et de Prokofiev, dépasse le rôle de pur accompagnateur. C'est l'évidence dès les premières mesures. Il chemine avec la chanteuse tel un vrai partenaire, dispensant parfois un jeu d'une force tellurique. La réussite de ce disque fait seulement regretter que l'expérience ne se prolonge pas au-delà d'un timing modeste, alors que le répertoire conçu par Rachmaninov s'étend bien au-delà de ces 19 morceaux.

La prise de son, à la Salle Colonne à Paris en avril 2021, prodigue un équilibre satisfaisant entre voix et piano, celle-ci justement non proéminente.

Texte de Jean-Pierre Robert  

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Plus d’infos

  • ''Dissonance''
  • Serge Rachmaninov : Choix de mélodies extraites des cycles op.4 (nos 3 & 4), op.8 (nos 2 & 5), op.14 (nos. 1, 7, 8, 11), op.21 (nos 3, 4 , 5, 6, 7, 11, 12),  op.26 (nos 2 & 3) et op.34 (nos 12 & 13)
  • Asmik Grigorian (soprano), Lukas Geniušas (piano)
  • 1 CD Alpha : Alpha 796 (Distribution : Outhere Music)
  • Durée du CD : 45 min 44 s
  • Note technique : etoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orange (5/5)

CD disponible sur Amazon



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