CD : les sonates pour clavier de Mozart par Elisabeth Leonskaja, une rencontre au sommet
N'est-il pas tout simplement merveilleux, et combien révélateur d'une vraie humilité, que la grande dame du piano russe livre au disque, à ce stade de sa prestigieuse et longue carrière, sa vision des sonates de piano de Mozart. La somme de musique que le compositeur a laissée à l'instrument cher entre tous, n'a pas fini de livrer tous ses secrets, même après bien des interprétations légendaires. Elisabeth Leonskaja nous convie à un passionnant cheminement à travers la pensée mozartienne par la magie d'une rencontre vraiment au sommet.
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Les 18 Sonates pour clavier, que Mozart écrit entre 1774 et 1789, n'ont pas la célébrité de ses Concertos pour piano, car souvent considérées comme relevant d'un « genre inférieur » qui serait cultivé « pour des raisons de consommation sociale », remarquent les Massin (in ''WA Mozart'', Fayard). Et pourtant que de richesses dans cette série où s'inscrit l'évolution du compositeur et de son style. « Elles ont le tort d'être des modèles d'écriture, d'équilibre, de clairvoyance... On les croit plus simples qu'elles ne sont », dira Guy Sacre dans sa remarquable étude de ces œuvres (in ''La musique de piano'', Laffont/ Bouquins). Une constante les unit : leur construction en trois mouvements et une écriture basée sur deux thèmes qui sont travaillés à un rare degré de perfection, premier triomphe de la sonate classique, même comparé à Haydn. La beauté de l'inspiration de ces pièces pour clavier solo annonce celle de la partie soliste des concertos pour piano. On y perçoit aussi une singulière progression en termes de technicité pianistique, due en partie à l'apparition de nouveaux instruments, comme le piano de Stein révélé à Mozart lors de ses séjours à Mannheim, qui permet des nuances plus significatives en matière de jeu.
On peut diviser ce répertoire en plusieurs phases. Il y a d'abord les six premières sonates, K 279 à K 284, composées à Salzbourg en 1774 et pour la sixième à Munich en 1775. Témoin de la popularité de la sonate pour clavier, destinée à satisfaire le goût des amateurs comme celui de connaisseurs qui possédaient chez eux cet instrument. Si elles appartiennent au style dit ''galant'', on y trouve la patte de Mozart, « une ardeur fébrile » et « un inépuisable désir d'écrire une musique nouvelle » (Massin, op.cit). Ainsi de la fraîcheur de la sonate K 279 en Ut majeur, déjà de proportions substantielles et offrant un Andante médian extrêmement chantant. La sonate K 280 en Fa majeur débute par un Allegro empli d'une irrésistible propulsion, se poursuit par un Adagio d'une émouvante simplicité mélodique et d'une expressivité annonçant les mouvements lents des grands concertos à venir. L'Andante amoroso central de la Sonate K 281 s'épanche comme une aria d'opéra, que suit un rondo final digne des pages de la maturité. Même impression quant au mouvement lent de la sonate K 282, précédant un finale plein d'esprit. Ou encore avec la sonate K 283, parfait exemple de classicisme, que Haydn cultive dans ses sonates contemporaines. La sonate K 284 en Ré majeur marque un pas dans l'évolution stylistique du jeune Mozart, car elle est la plus ambitieuse de cette série par son Allegro brillantissime, son Andante ''Rondeau en polonaise'', marqué par l'influence du goût français, enfin son finale très développé sur le schéma de thème et variations d'une inventivité sans limite, hommage à la prestigieuse ''galanterie'' française.
Elisabeth Leonskaja au piano ©Aline Paley
Les sonates N°7 à 9, publiées à Paris en 1778, lors du voyage de Mozart, témoignent d'une nouvelle avancée dans l'écriture, due sans doute au fait qu'il venait d'expérimenter les pianos de Stein. La première, K 309, après un Allegro con spirito conquérant, installe un Andante ému, hommage à la dédicataire Rosa Cannabich, fille du Kapellmeister de Mannheim, et se conclut par un Rondeau Allegro grazioso d'une grande liberté, voire badin, alors que l'extrême fin est d'une indéniable gravité. La Sonate K 310 en La mineur fait se succéder un Allegro maestoso d'une irrépressible agitation dans le ton d'une marche, puis un Andante cantabile con espressione mêlant sourire et détresse, là où les Massin voient un « acharnement dans la pudeur », et un Presto laissant percer un désarroi profond, traversé d'un sursaut de bonheur. La Sonate K 311 en Ré majeur est très rythmique et tendue dans son Ier mouvement, introspective à l'Andante con espressione, un des premiers grands mouvements lents de Mozart où le chant se fait discret au fil d'un discours très lié, traversé d'accords tendus. Vient ensuite le quatuor des sonates 10 à 13, K 330 à 333, datant de 1783. La première K 330 en UT majeur est du ressort du divertissement, sorte de ''galanterie-sonate'', que l'Andante cantabile médian élève au rang de puissant chant émotionnel. La sonate K 331 en La majeur se signale par sa coupe originale puisque alignant un Tema con variazioni, un Menuetto décidé et un finale original en forme de ''turquerie'', dont le thème est inspiré d'un opéra de Gluck. Cet Allegretto Alla Turca a scellé la popularité de cette œuvre. La sonate K 332 en Fa majeur marque un subtil compromis entre intimisme et monde du théâtre dans un long Allegro, un Adagio merveille de rêverie et un finale étourdissant, pris à une allure très soutenue par Elisabeth Leonskaja. Enfin la sonate K 333 en Si bémol majeur marque un nouveau tournant, là où à l'Andante cantabile central apparaît une « souplesse décontractée » (Massin), plongeant pourtant l'auditeur dans un monde de désolation, et au finale un relâchement de la pression dans un Allegretto grazioso débridé au fil d'accords assénés au soutien d'un geste extraordinairement fluide.
La 14ème sonate K 457 en Ut mineur, de 1784, est une œuvre isolée. Mozart l'a dédiée à son élève Teresa von Trattner. À un premier mouvement impérieux, nanti d'une effervescence croissante, fait écho un finale où s'affirment virilité et en même temps douleur haletante, ici soulignée par l'interprète par des graves somptueux, très dramatisés. L'Adagio atteint le sublime, qui « exprime beaucoup plus une tendresse décidée à s'épancher sans aucune retenue... que la recherche d'un apaisement ou d'un équilibre » (Massin). Elisabeth Leonskaja fait opportunément précéder cette sonate par la Fantaisie en Ut mineur K 475, publiée en même temps et là encore dédiée à Teresa von Trattner. Qui selon les Massin, peut être considérée comme une sorte d'« exposé des motifs » de la sonate : « même tragique oppressant, même véhémence passionnée, mêmes éclaircies de tendresse ». Se succèdent en effet une entame sombre, insistante, puis un passage cantabile lui-même traversé d'un autre violent et rapide, presque interrogatif, enfin une péroraison tragique. Il y a d'ailleurs une parenté avec la Musique funèbre maçonnique K 477, contemporaine.
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Les 15ème et 16ème ont été composées en 1788. La sonate K 533 en Fa majeur est « la plus moderne de toutes, un étonnant champ d'expériences contrapuntiques », selon Sacre, qui ajoute « peu de musiques, chez Mozart, ont poussé si loin le dédain de plaire ». Si elle a une origine ''alimentaire'', Mozart satisfaisant en l'écrivant au paiement de ses dettes, elle n'est pas moins profonde. La sonate K 545 en Ut majeur, dite ''facile'' et ''pour les débutants'', la plus courte de toutes, offre une facilité bien trompeuse à travers la fluidité de son Allegro initial et la subtilité de son Andante. Les deux dernières sonates, écrites à Vienne en 1789, marquent le point d'aboutissement de l’œuvre pour piano solo, par leur extrême concision en termes de durée et leur concentration dans la transparence d'écriture, les enchaînements harmoniques et parfois des modulations insolites. La sonate K 570 en Si bémol majeur est à cet égard un modèle d’équilibre : un Allegro chantant, un Adagio dépouillé où, selon Sacre, « Mozart vous laisse éperdu, au bord de ce secret que vous sentez jumeau du vôtre », et un Allegretto dansant, presque ironique. La sonate K 576 en Ré majeur, que Mozart aurait conçue comme la première pierre d'une série de six dédiées à la princesse Frederika de Prusse, offre vivacité à l'Allegro initial fort prolixe dans le travail contrapuntique d'un thème d'appel joyeux, méditation émue à l'Adagio et travail d'orfèvre au finale Allegretto.
Elisabeth Leonskaja ©Marco Borggreve
L’interprétation d'Elisabeth Leonskaja montre cette évolution stylistique. On est frappé d'emblée par la ductilité du discours, rehaussée par le raffinement des trilles et appogiatures, et bien sûr le souci des accents. La rythmique, rigoureuse, évite toute dureté (notes piquées de la sonate K 310/2) et les passages empreints de tension conservent une extrême lisibilité. C'est que le choix des tempos s'impose d’évidence, comme coulant de source, notamment dans les mouvements construits sur le modèle thème et variations. À peine est-on surpris par quelques choix personnels en termes de rapidité (K 332/3) mâtinée d'une énergie non dissimulée (K 457/1), qui sait toutefois ne pas être brusquerie (K 331/1). Ou encore une tendance à l'accélération (K 333/3). Ce trait va alors de pair avec une articulation bien marquée (K 284/1), voire presque roborative (K 533/1). À cet égard, la Fantaisie K 475 est d'une poigne quasi beethovénienne. Rien d'étonnant chez cette héritière de la grande école russe de piano, qui fut si proche de Sviatoslav Richter.
Mais cette rigueur n'en conserve pas moins une vraie souplesse (K 311). Et partout perçoit-on une luminosité rencontrant l'âme mozartienne. Ce qui s'explique par un autre héritage chez une artiste qui, au fil des ans, a su partager ses origines géorgiennes avec son amour de l'Autriche, de sa nature et de ses forêts, en un mot avec l'esprit classique inhérent à la culture Mittel Europa. C'est ce qui colore en particulier les mouvements lents, là où s'exprime ce que les Massin qualifient de « pudeur mozartienne ». Il y a chez Elisabeth Leonskaja un refus de tout pathétisme, une objectivité sans froideur (K 280). On y rencontre l'humour, à l'occasion, comme au trio du Menuetto de la sonate K 331 ou à son finale Alla Turca, souligné de manière amusante. À travers ces lectures, perçoit-on les différents états et sentiments éprouvés par le musicien et l'homme Mozart : l'insouciance (K 330), la désolation ( K 333), le désarroi (K 310), la douleur même (K 576), mais aussi la fierté (K 284) et l'esprit de conquête (K 309). À côté des grandes interprétations que connaît le disque - les intégrales de Maria João Pires et de Mitsuko Uchida, et les prestations de Brendel, Arrau ou du jeune Eschenbach hier, de Schiff et de Vogt aujourd'hui, pour ne citer que quelques exécutions hélas parcellaires - on se prend à redécouvrir bien des trésors sous les doigts de la grande pianiste russo-autrichienne. Et singulièrement les six sonates de jeunesse et leur ''poids'' par trop méconnu, replacé dans le contexte plus global de l'ensemble de l’œuvre pour piano solo.
L'enregistrement, effectué en deux périodes de quelques jours seulement, en janvier et mars 2021 à la salle de concert de la radio de Brême, est en lui-même un tour de force. Sa qualité technique complète celle des interprétations. L'image est naturelle du fait du placement du piano dans une perspective ''normale'', bien proportionnée car confidente dans la douceur et le mezzo forte, et bien dégagée pour ce qui est de passages très exposés en dynamique.
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Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Wolfgang Amadeus Mozart : Intégrale des sonates pour piano
- Elisabeth Leonskaja, piano
- 6 CDs Warner classics : 0190296457821 (Distribution : Warner Classics)
- Durée des CDs : 61 min 03 s + 63 min 50 s + 62 min 03 s + 69 min 36 s + 66 min 17 s + 73 min 39 s
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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