CD : Chopin selon Valentina Lisitsa
La pianiste Valentina Lisitsa, née à Kiev, d'origine polonaise, est une sorte d'enfant terrible de la scène classique. Championne des vidéos sur YouTube et des méga concerts, elle a déjà à son actif un sérieux panel d'enregistrements discographiques chez Decca et désormais sous sa propre marque QOR. Pour ce premier album sous label Naïve, elle offre un programme Chopin autour des quatre Scherzos et de quelques polonaises. Des interprétations pour le moins très personnelles.
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« Savons-nous comment Chopin doit être joué ou croyons-nous le savoir ? Et dans ce cas, ne pensons-nous pas trop à nous ? », remarque-t-elle judicieusement. On est malgré tout confronté au jeu des comparaisons. Valentina Lisitsa s'y livre elle-même, qui cite les enregistrements du passé, de Josef Hofmann, Ignace Paderewski, Arthur Schnabel ou de Rachmaninov ! Quoi qu'il en soit, force est de constater que la manière dont elle s'empare des Scherzos de Chopin dérange bien des idées reçues. Non pas tant en termes de virtuosité au sens large, car la fluidité du jeu est indéniable, que s'agissant d'un irrépressible penchant pour la vitesse, ce qui n'est pas sans générer une certaine sécheresse. Le goût des contrastes extrêmes, entre force assénée et tendresse très contenue, n'est pas de nature à relâcher la pression, ce qu'accentue un usage peu modéré de la pédale de forte. Certes, les Scherzos sont, selon le mot d'Alfred Cortot, « des jeux mais terrifiants, des danses mais effrénées, haletantes ». Mais à trop pousser loin le sentiment d'urgence, ne risque-t-on pas l'overdose de force, voire tellurique ? C'est ce qu'on ressent à l'écoute des début et fin de ces pièces de coupe tripartite. Ainsi au Scherzo N°1 op.20, qui sont boulés au point de manger le texte mélodique, même si en émerge une légèreté apparente. De même, l'entame du Scherzo N°2 op.31 est-elle prise très rapide et sec, avec une extrême fébrilité, tandis que la péroraison figure une course prestissime renchérissant en dureté et déluge de puissance. Pareille impression ressort du climat orageux du début du Scherzo N°3 op.39, pensé tel un parangon de force et de vitesse, comme il en va de la coda et ses jeux d'arpèges, en renforçant le climat d'hallucination. Reste que les parties médianes de ces œuvres, là où affleure « un deuxième thème plus tendre », comme elle le souligne à juste titre, offrent quelque bienfaisant répit : une berceuse dans un cas, une valse dans l'autre, quoique loin de s'épancher (Scherzo N°2), ou un choral avec ses grands accords bruissants (Scherzo N°3). On adhère mieux au geste plus amène qu'elle adopte avec le Scherzo N°4 op.54, à vrai dire bien différent des trois autres car plus mélancolique que dramatique. Si l'aspect fuyant du début est encore traité façon course-poursuite et son centre imprégné de force, Valentina Lisitsa en fait sourdre la vraie poétique traversée d'éclairs et de réminiscences.
La Fantaisie-impromptu op.66, 4ème des Impromptus, que Valentina Lisitsa place en fin de programme, offre une légèreté quasi opératique et une belle fluidité à son début que suivent un chant ne cherchant pas à s'épancher inutilement et une conclusion où il n'y a pas de place pour le pathos. S'agissant des deux polonaises, on revient à ce sentiment d'exacerbation privilégié par la pianiste. Andante spianato et grande polonaise brillante op.22, voit la « pétulance » (Bernard Gavoty) de la polonaise tourner au morceau de bravoure par son traitement saccadé et creuser le contraste avec la mélodie. Quant à l'Andante, il s'avère moins rêveur qu’empreint d'une volonté presque farouche. Dans la Polonaise-fantaisie, op.61, qu'elle dit être sa pièce préférée, « visionnaire et emplie de douleur », son interprétation pousse loin la liberté de la forme et le désir chez Chopin de sortir de tout cadre préétabli, voire en même temps de brouiller les références. Là encore, si la partie médiane avec ses beaux traits arpégés respire enfin, les envolées finales se font hyper rapides, aux frontières de la modernité. Comme il en est des Scherzos, voilà un Chopin tout sauf romantique, vraiment pas frileux, en un mot, pas toujours confortable.
L'enregistrement, effectué dans un studio à Moscou en décembre 2021, offre un beau relief au Steinway D.
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Frédéric Chopin : Scherzos N°1 op.20, N°2 op.31, N°3, op.39, N°4, op.54. Polonaise-fantaisie op.61. Andante spianato et grande polonaise brillante, op.22. Fantaisie-impromptu, op.66
- Valentina Lisitsa, piano
- 1 CD Naïve : V 7700 (Distribution : Believe Group)
- Durée du CD : 65 min 34 s
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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