CD : le lieu de la modernité chez Debussy

Cet album est le premier volet d'un diptyque destiné « à faire résonner deux œuvres incontestables pour tout quatuor à cordes français, celles de Debussy et de Ravel, avec d'autres pièces musicales et des créations ». Il s'articule autour du Quatuor de Debussy que le compositeur Yves Balmer met en regard avec sa propre œuvre écrite pour cette même formation. Et est complété par d'autres pièces de chambre et vocales de Debussy. L'idée est d'illustrer ce que le musicologue André Boucourechliev conçoit comme « le lieu de la modernité » de Debussy : le temps musical.

La première impression que livre l'ingénieux programme de ce disque est celle d'une vraie confidence poético-musicale, centrée autour de ce que Boucourechliev qualifie de « poétique de l'instant » chez Claude de France (in ''Debussy La révolution subtile'', Fayard, 1998). Ainsi du Quatuor à cordes op.10 que le Quatuor Voce aborde avec une justesse de phrasé et un raffinement de jeu qui captent immédiatement l'attention. Une simplicité de l'approche caractérise le premier mouvement ''animé et très décidé'', là où Debussy fait subtile allégeance au procédé cyclique hérité de César Franck, auquel il impose un travail particulier sur le timbre et la matière sonore. On résiste peu à l'élan que les présents interprètes impriment aux dernières phrases. Le scherzo possède une vitalité naturelle alors que le second thème lyrique est paré d'une imaginative scansion déliée. La partie médiane contraste par son tiraillement modulant et ses fameux pizzicatos. Le sens de la construction souple, on le retrouve à l'Andantino et sa première phrase d'une beauté insigne, ici mystérieuse et prise avec un calme qui sait ce qu'est profondeur. Le 2ème thème, amené par l'alto, possède une juste douceur coulante dans une magistrale progression jusqu'à un climax qui soulève l'auditeur. Tandis que la reprise ne cherche pas à appuyer, mais à garder à cette géniale musique son insondable mystère. Les divers états d'âme du Finale 'Très modéré'' et ses climats contrastés, les Voce en percent les secrets par une technique souveraine jusqu'à une coda irrésistible. Ils signent là une version à placer très haut dans une discographie abondante, ne serait-ce que par un nuancier de couleurs distribué avec pertinence.

L'exécution de la Sonate pour flûte, alto et harpe, une des dernières œuvres de musique de chambre de Debussy (1915), procure pareille sensation. Par cet instrumentarium inédit, le musicien fait triompher des sonorités irisées dans la combinaison subtile des trois timbres, dont celui de l'alto usé ici de manière singulière. La modernité du dernier Debussy éclate aussi au grand jour dans ses trois séquences. ''Pastorale'' est un génial divertissement que rompt soudain une note mélancolique initiée par la flûte. Il y a là quelque chose d'éthéré et à la fois de légèrement dessiné. Le climat enjoué se poursuit dans ''Interlude'', conçu sur un tempo di minuetto. Tandis que ''Final'', joué enchaîné, voit de son Allegro moderato ma risoluto surgir ce qu'Yves Balmer qualifie d'« énergie vive, joyeuse, capricieuse ».

Ce compositeur (*1978), à l'origine, avec les Voce, du concept discographique, s'est vu commander par eux une sorte de réplique-hommage au quatuor de Debussy. Fragments soulevés par le vent s'inspire de la phrase de celui-ci : ''N'écoutez les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde''. « À l'instar de Debussy, j'ai ainsi cherché à capturer quelques sensations volatiles du souffle du vent, de sa fluidité et sa fragilité », remarque-t-il. Il y parvient au long de trois brefs mouvements enchaînés, marqués successivement ''vif et très fluide'', puis ''volatile'' et enfin ''très calme, sobre et fragile''. L’œuvre est parcourue par des changements constants d'états comme par une écriture multiforme, dont le recours aux pizzicatos et au jeu avec la sourdine. Mais aussi par des différences dynamiques significatives, jusqu'à un dernier mouvement plus expansif.

Le disque se termine par un cycle de quatre mélodies de Debussy, Proses lyriques (1892-1893), contemporaines de la mise en chantier de l'opéra Pelléas et Mélisande. Balmer les a arrangées « ''dans le style'' de l'écriture du quatuor à cordes de Debussy ». Auteur des textes, Debussy a conçu non des vers, mais une prose rythmée, s'inspirant de l'esthétique symboliste. Comme l'observe Denis Herlin, le choix des mots est dicté « pour leur qualité à induire et appeler la musique » (in ''Des Proses lyriques aux Nuits blanches ou Debussy et la tentation poétique'', Publications de la Société Suisse de Musicologie, 2006). D'où d'étranges associations mots-musique (''De grève'') et une grande liberté poétique. Et une atmosphère onirique digne de celle d'Henri de Régnier (''De soir''). La troisième mélodie, ''De fleurs'', dédiée à Jeanne Chausson, n'est pas sans rappeler les climats du cycle Serres chaudes qu'Ernest Chausson écrivait alors sur des textes de Maeterlinck : sentiment d'enfermement, présence de plantes menaçantes, phrases lourdes de sens comme ''mon âme meurt de trop de soleil !'' Jodie Devos s'empare de ces pièces avec doigté, évitant les pièges d'une ponctuation constamment changeante et d'une prosodie souvent ésotérique.

Les enregistrements, au Théâtre auditorium de Poitiers, favorisent une grande proximité et la recherche d'une définition instrumentale vraie. Comme l'équilibre entre les voix dans les pièces en quatuor et la sonate, quoique avec moins de bonheur dans le cycle vocal.

Texte de Jean-Pierre Robert    

Plus d’infos

• ''Poétiques de l'instant''
• Claude Debussy : Quatuor à cordes en sol mineur, op.10. Sonate pour flûte alto et harpe. Proses lyriques (arr. Yves Balmer)
• Yves Balmer : Fragments soulevés par le vent, pour quatuor à cordes
• Jodie Devos, soprano
• Juliette Hurel (flûte), Emmanuel Ceysson (harpe)
• Quatuor Voce
• 1 CD Alpha classics : Alpha 798 (Distribution : Outhere Music France)
• Durée du CD : 74 min 48 s
• Note technique :  (4/5)

CD disponible sur Amazon 

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