CD : Matthias Goerne et Daniil Trifonov ou la voix des prophètes
Pour son troisième opus pour DG, Matthias Goerne fait équipe avec un autre pianiste du roster de l'étiquette jaune, Daniil Trifonov. Leur programme a pour thématique les grands mystères de la destinée et de la mort, avec une brassée de Lieder de Schumann, Brahms, Wolf, Berg et Chostakovitch. Dans son magistral texte d'accompagnement, Christophe Ghristi résume ce singulier parcours : « ainsi Goerne et Trifonov ont-ils réuni cet ensemble d’œuvres visionnaires, aux portes de la mort, et qui nous fait entendre, terrible mais consolatrice, la voix des prophètes ».
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Débutée avec Beethoven et Jan Lisiecki, poursuivie par ''Im Abendrot'' ou les feux du romantisme finissant, avec Seong-Jin Cho, cette passionnante trilogie s'achève en compagnie du pianiste russe Daniil Trifonov, par des Lieder d'une teneur crépusculaire. Ainsi des Vier Gesänge op.2 d'Alban Berg (1910), quatre évocations du sommeil. En fait, un cheminement « de la veille au sommeil, de la tonalité vers l'atonalité, du connu vers l'inconnu » (ibid.) : depuis le grave et léthargique ''Dormir, dormir, rien d'autre que dormir'' à ''Chaudes sont les brises'', vision énigmatique où le piano sonne comme cloche lancinante et la voix tout autant étrange. Les immenses Dichterliebe (les Amours du poète) op.48 (1840) de Schumann, dédiés à Clara, alignent 16 pièces déroulant « comme un soliloque ininterrompu ». On s’émerveille à chaque audition devant la finesse du trait, sa profondeur de pensée, que ce soit dans le registre de la douceur (I. ''Dans le merveilleux mois de mai'') ou celui du solennel (VI. ''Im Rhein'', logé dans le grave du baryton et un piano pareillement confiné dans le sombre), ou encore du drame (VII. ''Je ne me plains pas''). Partout atteint-on des sommets poétiques que Goerne distille avec une sensibilité à fleur de peau (X. ''Quand j'entends le son du chant'') et que Trifonov enlumine d'un jeu bondissant (III. ''Die Rose'') ou envoûtant dans sa manière de parachever la ligne vocale (XIII. ''J'ai pleuré dans mes rêves'', comme murmuré dans une sorte d'état second sur un piano énigmatique dans ses accords comme comptés, s'enflant comme en un arc d'effroi). Le cycle connaît une péroraison grandiose avec le Lied XVI. ''Les chants anciens et mauvais'' à la rythmique très articulée et à la fois si souple. Le drame se métamorphosant en poétique de l'ineffable, jusqu'à son postlude pianistique d'une beauté à couper le souffle sous les doigts de Trifonov.
Hugo Wolf écrit ses Michelangelo-Lieder en 1897, trois chants d'une effrayante noirceur, à l'image du second ''Tout ce qui est créé doit périr'', là où « la musique se fige progressivement et, aux confins du silence, se change en marbre » (ibid.). Le dernier, ''Mon âme ressent-elle la lumière tant désirée'', évoque une insondable douleur. C'est aussi un dernier hommage à la tonalité d'un compositeur livrant là son testament musical. Semblable inspiration, on les ressent dans la ''Suite sur des poèmes de Michel-Ange Buonarroti op.145 que Chostakovitch publie en 1975, une de ses dernières œuvres, « une suite austère et bouleversante » (ibid.) où la ligne de chant est traitée avec magnificence, mais le piano avec parcimonie, dans cet hommage au grand italien. Goerne en a choisi trois sur les 11 : ''Dante'' (N°6) expose beaucoup la voix et confie au piano un rôle percussif. L'introduction pianistique de ''Mort'' (N°1) prélude à un chant quasi opératique dans le grave de la voix et du clavier, une page presque autobiographique à l'aune de cette phrase ''À quoi sert la lumière de Ton salut si la mort frappe la première''. Enfin ''Nuit'' (N°9) voit tout s'enfoncer peu à peu dans l'éternelle vanité des choses, quelque part au-delà de l'amertume.
Le programme se termine par les Vier ernste Gesänge (Quatre chants sérieux) pour basse op.121 de Brahms (1896). Les sources sont l'Ecclésiaste et l’Épître aux Corinthiens. C'est un autre testament musical où plane le pressentiment de la mort, celle de Clara Schumann en particulier. L’écriture pianistique, qui peut faire penser à celle pour l'orgue, est proche des pièces pour piano de l'auteur, et l'instrument s'avère partenaire à part entière, au-delà du simple accompagnement de la voix. ''Ce qui arrive à l'homme'' est d'une éloquence grandiose. La pièce suivante ''Je me tournais...'' est plus amène, respire la compassion, tandis que la dernière ''Quand même je parlerai toutes les langues du monde'', est emplie de bonté. Le cycle culmine avec ''O mort que tu es amère'', qui « invite la mort à venir avec une douceur surnaturelle » (ibid.). Goerne s'y exprime avec une profondeur abyssale, rejoignant au Panthéon du Lied le grand Hans Hotter.
On apprécie tout au long de ce récital combien le chanteur module son timbre de baryton, désormais proche de la basse, dans les sombres accents des pièces conçues par Chostakovitch et même Brahms pour la voix de basse précisément. Ce qui n'empêche pas des effets ténorisants d'une vraie légèreté. Son chant est porté par les éclairs du génie, où la voix-instrument se pare d'inflexions vertigineuses dans le bas du registre et d'une indicible douceur dans le haut de la tessiture et les pianissimos. Et présidant à tout, avec cette simplicité, ce naturel de la diction. La réplique que lui donne Daniil Trifonov est de la même eau : voltigeante comme l'elfe ou plongeant dans des abîmes tragiques. Ce vrai chambriste sait faire jeu égal avec son chanteur et bien sûr remiser toute velléité de vedettariat.
L'enregistrement au Teldex Studio de Berlin prodigue une ambiance ouverte de concert et très large, ce qui permet d'englober toutes les nuances de la voix à pleine puissance comme du piano le plus sonore lorsque dans le fff.
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Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Lieder par Matthias Goerne & Daniil Trifonov
- Alban Berg : Vier Gesänge op.2
- Robert Schumann : Dichterliebe op.48
- Hugo Wolf : Michelangelo-Lieder
- Dimitri Chostakovitch : Suite sur des poèmes de Michel-Ange Buonarroti op.145
- Johannes Brahms : Vier ernste Gesänge, op.121
- Matthias Goerne (baryton), Daniil Trifonov (piano)
- 1 CD Deutsche Grammophon : 486 2452 (Distribution : Universal classics)
- Durée du CD : 80 min
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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