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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

DVD d'opéra : Dmitri Tcherniakov signe un audacieux Vaisseau fantôme à Bayreuth

Wagner Der Fliegende Hollander

Les mises en scènes du Vaisseau fantôme au Festival de Bayreuth se suivent et ne se ressemblent guère. Après bien des productions marquantes, depuis celle légendaire de Wieland Wagner (1959), en passant pas celles de Harry Kupfer (1978 : la folie de Senta) puis de Dieter Dorn (1999 : la maison qui tourne autour d'elle-même) et plus récemment de Jan Philipp Gloger (2012 : une métaphore incompréhensible), voici le regard de Dmitri Tcherniakov et quelques idées très audacieuses. Les débuts du régisseur russe s'accompagnaient, à l'été 2021, de ceux de la cheffe ukrainienne Oksana Lyniv - une première sur la ''Colline verte'' - et de l'immense Asmik Grigorian en Senta. Il n'en fallait pas moins pour retenir l'attention. Ce que restitue à la perfection le présent DVD. Mais si le spectacle captive, c'est au prix de sérieuses entorses dans les volontés du maître de céans.

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Dmitri Tcherniakov n'y va pas par quatre chemins. Dès l'Ouverture, il fait projeter un film au cours duquel sur une place de village, une femme rencontre un quidam - on reconnaît la silhouette de Daland - qui lui fait l'amour, et ce sous le regard d'un enfant, le futur Hollandais ? La femme désœuvrée cherche à retrouver l'inconnu, puis la foule surgit, la dévisage et se détourne. Elle finit par se suicider en se pendant sous le regard de l'enfant. Tout cela aura épousé les divers épisodes musicaux de l'ouverture et ses divers thèmes. Les choses sont dites : l'histoire va concerner un petit monde de tous les jours dans un endroit banal. Tcherniakov va subrepticement réécrire la trame. Le Ier acte se déroule dans le bar du village où les marins entourent le capitaine Daland, une figure estimée. Un homme écoute, à l'écart, mais qui semble suivre l’histoire comme s'il la connaissait déjà. Au moment du surgissement du vaisseau, rien ne se passe, si ce n'est la commande par l'inconnu d'une tournée générale. Il fallait l'oser ! Puis l'homme prend la parole pour un monologue « Die Frist ist um » (la tempête est passée), devant un auditoire d'abord intrigué, puis surpris. La seconde partie de l'air, décrivant la femme ''ange'' dont l'homme fait sa rédemptrice, suscite peur et interrogation. Mais Daland reste incrédule. Le récit et ce qui s'en suit s'accompagnent pourtant d'une relative discrétion lors des passages clés, comme l'interrogation du Hollandais à Daland sur l'existence de sa fille et le fait qu'elle sera sa femme. L'acte s'achève alors que les chœurs restent invisibles, tandis que Daland et le Hollandais s'en vont bras dessus bras dessous.

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Acte I Georg Zeppenfeld (Daland) & Chœurs ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele.

À l'acte II, qui montre un autre endroit du village, grâce à un habile système de décor glissant, les filles du village s'installent sur des chaises pliantes pour chanter… le ''chœur des fileuses'', partition à la main, sous la houlette de Mary, chef de chant. Parmi elles, une jeune fille cigarette aux lèvres, presque marginale, entonne une ballade. Elle la délivre au milieu de ses comparses, scotchées à ses paroles étranges tant elle les vit comme hallucinée. Brandissant l'image du portrait d'un beau jeune homme, lequel portrait va passer de main en main - image saisissante. Le duo entre elle et Erik, d'ordinaire si conventionnel, acquiert ici une rare puissance, car elle rudoie le jeune homme sans ménagement, le renvoyant à sa petitesse, lui pourtant beau gaillard, mais s'accroche peu à peu au songe où il raconte avoir vu le père de Senta revenir en compagnie d'un mystérieux inconnu, dans les bras duquel elle s'est jetée. Coup de théâtre, le décor se transforme pour laisser apparaître la salle à manger de Daland et de sa compagne Mary. Autre trouvaille osée du régisseur russe, car il n'est nulle part dit que celle-ci, nourrice de Senta, est l'épouse du capitaine Daland ! La dame dresse le couvert et assure le nouveau venu de toute sa sollicitude. Senta, d'abord restée en dehors, accepte de rejoindre la table familiale et d'écouter l'inconnu, et son récit si connu d'elle seule. Reste que traiter le duo que l'on sait en forme de conversation autour d'une table est pour le moins inhabituel. Mary aura vite été gagnée par une sérieuse interrogation devant les propos du Hollandais à l'endroit de ''la petite''. Le goguenard Daland est ravi de la situation, pensant avoir casé sa fille à un riche marin étranger, mais la dame est mal à l'aise, et nous aussi. Si Senta et le Hollandais ne sont vraiment réunis qu'à la fin de leur intense échange, celui-ci ne prend jamais l'allure d'un conventionnel duo d'opéra.

Le dernier acte est le théâtre d'une autre vue audacieuse de Tcherniakov, qui modifie sans vergogne la fin de l'opéra. Le début est plutôt réussi, opposant la foule bigarrée du village aux marins impassibles du Hollandais, attablés au premier plan autour de leur maître, ne bronchant pas devant les appels des marins locaux. Ceux-ci sont déconfits face à pareil mutisme et stupéfaits devant la clameur, au loin, des marins maudits. Soudain, au plus fort de l'agitation, le Hollandais brandit un pistolet et vise quelques marins d'en face, semant la panique et sonnant l'évanouissement de la foule en un clin d’œil. Passé le duo Senta-Erik et après les paroles inquiétantes du Hollandais « Verloren, Ah verloren » (Perdu, perdu), Senta tente de s'interposer entre les deux hommes, mais est violemment repoussée par le premier. On perçoit l'ambivalence d'une femme déchirée, prête peut-être à prendre ses distances vis-à-vis de cet homme aux volontés trop exigeantes. Qui va jusqu'à faire incendier quelques maisons alentour. Nouveau coup de théâtre : Mary surgit en transe carabine à la main, la pointe sur le Hollandais et fait feu. Senta réconfortera la pauvre femme tremblante, pendant que s'égrène le thème final de la rédemption, la laissant sur place, comme Erik, hébétés ou libérés. Certes, il est écrit que le vaisseau du Hollandais s'abîme en mer (provoquant sans doute la mort de son capitaine), mais de là à le voir assassiné, il y a un pas. La régie trouve son sens premier : une soif de vengeance de la part d'un « mort-vivant », qui se retourne en fait contre lui. Reste que Tcherniakov et sa dramaturge, dans leur ''résumé de l'action'', indiquent in fine que « le Hollandais quitte la ville et la condamne à la destruction ». Ce n'est pas ce qui advient sur le plateau, l'embrasement des maisons excepté... On est loin au demeurant de la didascalie de deux âmes enlacées s'élevant dans le ciel ; nul doute considérée comme ringarde.

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Acte II Asmik Grigorian (Senta) & Chœurs ©Enrico Nawrath/Bayreuther Fesspiele.

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Au final, d'entorses en idées osées, la régie aura malmené la trame. Et pourtant ce qu'on voit reste d'une intensité peu commune, souvent bouleversante, grâce à une direction d'acteurs millimétrée, toujours suggestive, non surjouée, qui transfigure les moments conventionnels, eux aussi extrêmement travaillés. Ce que Tcherniakov propose est à la fois une relecture elliptique (absence de vaisseau, encore moins de rédemption finale) et cramponnée dans une réalité triviale (l'Ouverture animée) pour une histoire marquée au coin du paradigme de vengeance : celle du Hollandais revenu au village pour régler des comptes. Point de romantisme au premier degré, ni de sentiment de la nature, marine en l'occurrence, mais un drame commun de tous les jours. Pas de soulignement de l'ethos wagnérien, mais une conduite fluide de l'action. Pareillement, un refus de la grandiloquence vocale, mais une manière ''normale'' de s'approprier la déclamation, sans pour autant sous-estimer tout ce qui dans cette œuvre annonce la suite de la grande saga du Maître de Bayreuth. Tout ici scrute le destin d'un homme plongé dans un monde fait de frustration, de solitude et de sentiment de ses propres qualités. Comme l'idée d'exorcisme du passé chez un être qui ne se soucie pas de la transgression de ce passé, non plus qu'il ne reconnaît ses fautes. Les images fortes offrent un panel de tons bleutés rehaussés d'éclairages subtils (Gleb Filshtinsky), de costumes originaux de gens de la mer, pull à côtes, bottes et parkas (Elena Zaytseva), situant plus encore que le décor, le contexte marin. Elles montrent aussi un travail magistral sur les foules, traitées dans le détail de chacun de ses individus. Ce que la captation filmique restitue avec acuité, magnifiant le potentiel de la régie : finesse de l'image, gros plans d'une force indicible, plans rapprochés pris à travers tel élément de décoration, plans d'ensemble suggestifs.

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Acte II - Marina Prudenskaya (Mary), Eric Cutler (Erik), Senta ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele.

La distribution est dominée par la Senta d'Asmik Grigorian, décidément la chanteuse que s'arrache la planète lyrique depuis ses débuts fracassants en Salomé à Salzbourg. Son ascension dans l'univers wagnérien fascine tant tout sonne vrai : voix inextinguible, naturel de la diction, projection sans faille, et surtout incarnation d'une confondante présence, à l'aune de la Ballade ou des duos avec Erik ou le Hollandais. Justesse des attitudes, des gestes et des mimiques, de la pure décontraction à la tragédie profonde, qui la voient brûler les planches avec un souci de vérité et une aisance déconcertante, faisant siennes les moindres intentions du metteur en scène. Il y a quelque chose de hors norme dans cette incarnation et en même temps de presque simple dans cette manière de faire vivre ce personnage déjà si typé chez Wagner, plus qu'Elsa (Lohengrin) ou qu'Elisabeth (Tannhäuser). Une prestation qui fera date. John Lundgren campe un Hollandais un peu effrayant par endroit, de par un physique imposant, pas spécialement beau, mais expressif dans une apparente indifférence, en réalité calculée. La voix de stentor pourrait en décibels presque pousser dans l'ombre celle de Daland, grâce à une robuste projection. La basse tout en rondeur de Georg Zeppenfeld, plus racée que sonore, lui permet un intéressant portrait du vieil homme de mer, pas rustaud comme souvent, quelque part élégant. La tinta wagnérienne est là, essentielle, dans sa distinction. Le personnage de Mary, tant mis en avant dans cette production, façon ''mère qui veut protéger la petite'', est bien buriné par Marina Prudenskaya, beau métal de mezzo et interprétation de poids dans le registre de la stupeur et du passage à l'acte. Les deux ténors sont moins à l'aise, Eric Cutler, Erik, bien lié mais sans grand charisme, et Attilio Glaser, Le pilote, un peu sur la réserve lors de son air du Ier acte. Les Chœurs du Festival, nursés par Eberhard Friedrich, sont parfaits, comme toujours, et apportent santé vocale et conviction dramatique à cette fresque.

La direction d'Oksana Lyniv joue adroitement des contrastes d'une œuvre jouée d'un seul tenant, par des accents quelquefois martelés (chœurs du début du IIIème acte), des tempos parfois accélérés (fin du I) ou plutôt lents mais sentis (Ballade de Senta), permettant de faire émerger la dynamique entraînant ces pages hautes en couleurs et fortes de signification. Mais le sentiment d'urgence peut venir à manquer et l'impact dramatique sembler s'affaisser (duo entre le Hollandais et Daland au I). L'Orchestre du Festival, qu'on sent bien fourni, dispense des sonorités lustrées et lumineuses, en particulier à la petite harmonie. En un mot, une lecture irréprochable à laquelle manque un brin de souffle épique (Sawallisch/CD Orfeo/Bayreuther Festspiele 1959, Böhm/CD DG/Festival de 1971) ou la profondeur du génie (Klemperer/ CD Warner Classics).

Texte de Jean-Pierre Robert 

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Plus d’infos

  • Richard Wagner : Der fliegende Holländer. Opéra romantique en trois actes. Livret du compositeur.
  • Asmik Grigorian (Senta), John Lundgren (Le Hollandais), Georg Zeppenfeld (Daland), Marina Prudenskaya (Mary), Eric Cutler (Erik), Attilio Glaser (Le pilote)
  • Chœurs du Festival de Bayreuth, Eberhard Friedrich, chef des chœurs
  • Orchester der Bayreuther Festspiele 2021, dir. Oksana Lyniv
  • Mise en scène et décor : Dmitri Tcherniakov
  • Costumes : Elena Zaytseva
  • Éclairages : Gleb Filshtinsky
  • Dramaturgie : Tatiana Werestchagina
  • Filmé live au Festspielhaus de Bayreuth, août 2021
  • Video director : Andy Sommer
  • 1 DVD & 1 Blu-ray Deutsche Grammophon : 073 6174 (Distribution : Universal Music France)
  • Durée du DVD : 2 h 20 min
  • Note technique : etoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleue (5/5) 

Blu-ray disponible sur Amazon



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