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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : la grande aventure du Ring / Solti encore et toujours renouvelée

DasRheingold

Cent fois sur le métier... Le Ring de Wagner signé Georg Solti chez Decca renoue avec l'actualité. Prodige de la technique, une nouvelle remastérisation voit le jour pour le 25ème anniversaire de la disparition du grand chef hongrois. Elle s'inscrit dans une actualité wagnérienne toujours aussi intense car aussi bien cette Œuvre monde est donnée avec une permanence qui ne se dément pas. À la scène, les productions ne se comptent plus, dont bien des légendaires (Wieland Wagner, Patrice Chéreau à Bayreuth, Karajan à Salzburg). Coïncidence, la Tétralogie connaît actuellement plusieurs nouvelles propositions, notamment à Berlin avec Dmitri Tcherniakov (hélas sans Barenboim !). Au disque, les intégrales n'ont pas non plus manqué. Que ce soient les versions contemporaines de celle de Solti (von Karajan, Böhm) ou successeures (Haitink, Janowski). Ou celles d'archives de radio, dont des captations de Bayreuth. Mais l'intégrale de Georg Solti possède quelque chose d'unique. D'abord le privilège d'avoir été la première enregistrée en studio, au temps lointain du vinyle, dans des conditions particulièrement étudiées de prise de son visant à recréer une vraie dramaturgie pour l'écoute domestique. Et bien sûr le génie de réunir une distribution éblouissante, savoir les plus grandes pointures du chant wagnérien, autour d'un orchestre prestigieux, combien phonogénique, les Wiener Philharmoniker. Ce Ring est depuis des lustres entré dans la légende du disque. Les présents nouveaux transferts HD l'y maintiennent à un degré sonore plus ''fidèle'' que jamais.

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Cette réédition est l'occasion d'abord de revenir sur ses aspects techniques d'origine. Le ''son Decca'' appartient aux grandes conquêtes de l'ère du microsillon. Le Ring fut enregistré sur une durée de sept années : 1958/Das Rheingold, 1961/Siegfried, 1964/Götterdämmerung et 1965/Die Walküre, parus les années suivantes, de 1959 à 1966. Et ce à Vienne dans un studio mythique, la Sofiensaal, dotée d'une acoustique parfaite en raison notamment de son vaste volume, de sa hauteur sous plafond, s'agissant à l'origine d'un bâtiment à usage de bains de vapeur (!), plus tard transformé en salle de bal et de concert. Tous ingrédients concourant à la profondeur du son et à une résonance naturelle. Et ce grâce au travail d'un producteur visionnaire, John Culshaw, et d'une équipe d'ingénieurs du son talentueux (Gordon Parry, James Lock, Christopher Raeburn). Pour la captation de l'orchestre, ils utilisaient un système de triple micros couplés, appelé ''the tree'' (gauche-centre-droite), placé au-dessus du chef d'orchestre, associé à des mikes additionnels disposés à gauche et à droite. Pour celle des voix, trois micros étaient disposés au-dessus d'une scène, elle-même placée derrière l'ensemble de l'orchestre. Le tout autorisant « a visceral orchestral sound allied to a clarity of the voices » selon Parry.

La présente remastérisation enhardit ces caractéristiques d'ordre technique. Il s'agit d'un nouveau transfert HD réalisé récemment par Dominic Fyfe, Philip Siney et Andrew Wedman, dans les Studios londoniens d'Abbey Road. Dans son article « Ring - Re-Remastering », Fyfe explique avoir eu recours à un nouveau transfert HD 24 bits/192 kHz à partir des bandes originales stéréo. Wedmann indique avoir procédé selon le système ''Half speed mastering'', autrement dit le recours à un déroulement des bandes d'origine à demi-vitesse, afin de mieux travailler le son et d'aboutir, selon ses dires, à « a more accurate sound ». Outre une restauration de quelques bandes détériorées. Ensuite de quoi toutes les prises des bandes d'origine ont été alignées et jouées sur une machine d'enregistrement Studer AB20, couplée à un convertisseur analogique vers digital. Selon Wedman, le produit fini est de l'ordre du rendu photographique du son original. Et encore plus ''fidèle'' que les deux précédents transferts, de 1984, en digital pour la parution en CD, et de 1997, lors d'une première remastérisation en HD, commercialisée en 2012, laquelle avait déjà largement permis de compenser l'effet de compression qui bridait la restitution du son de départ.

Certes, la technique d'enregistrement avait évolué entre 1958, début de l'ère de la saisie en stéréo, et 1965, époque à laquelle on maîtrisait mieux encore la captation des voix et de l'orchestre. Mais depuis le début de cette aventure, il était clair, dans l'esprit de ses concepteurs, que la stéréo était l'instrument rêvé pour faire sonner la musique de Wagner. « Notre approche du son était mue dans une certaine mesure par notre visualisation de l’œuvre », notait John Culshaw, qui ajoute : « on peut bien ou mal utiliser les micros et nous avons essayé de faire en sorte qu'ils ''travaillent'' musicalement », car « nous avons constaté que pour faire travailler l'imaginaire sonore, il fallait d'abord visualiser la pièce scène par scène... ce qui est particulièrement évident dans L'Or du Rhin qui se caractérise beaucoup par ses différentes ambiances ».

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Pendant l'enregistrement du Ring dans la Sofiensaal de Vienne ©Decca 

Plus qu'un énième toilettage sonore, le résultat auquel aboutit le nouveau transfert HD 2022 est stupéfiant. La première impression est la clarté de la restitution des voix dans un équilibre quasi parfait avec la captation de l'orchestre, lui-même d'un étonnant relief. Pas de spotlighting sur celles-ci ni d'approximation quant à la lisibilité de celui-ci. Et ce quelle que soit l'intensité dynamique, de l'extrême fortissimo au plus impalpable pianissimo. Un exemple : le fameux Prélude, sorte de naissance du monde, depuis l'accord parfait de Mi bémol majeur des premières mesures jusqu'à l'animation qui gagne peu à peu en puissance et s'étend à tout l'orchestre, tout est parfaitement perceptible malgré sa complexité. Surtout, le rendu sonore est immersif et d'un étonnant naturel, qui n'a rien à voir avec ce qui ressortirait d'un réalisme clinique. Ce qui a pu naguère être considéré comme un son présentant quelque dureté, voire affecté d'une pointe d'acidité, ce que ne conteste pas l'ingénieur Philip Siney, est maintenant corrigé. L'autre impression est celle d'une mise en scène du texte, qu'appelle le caractère cursif des dialogues si nombreux dans cet opéra qui voit s'installer « une cosmogonie dramatique et musicale » (Jacques Bourgeois, in ''Richard Wagner'', Plon, 1959). Elle est permise par le placement des voix dans l'espace scénique créé physiquement derrière l'orchestre et bien distinct de celui-ci. On saisit mieux les préoccupations de Culshaw, qui par endroits conduisent à une véritable spatialisation (évolutions aquatiques des filles du Rhin dans une certaine distance, entrée de personnages depuis le lointain, comme celle des géants). Le trait pouvant être poussé loin (gesticulations des gens d'Alberich dans son antre) et s'accompagner de bruitages (martellement métallique des forges, au demeurant expressément prévu par Wagner).      

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Pour ce qui est de l'interprétation, il faut d'abord saluer la direction de Georg Solti. Le chef hongrois, dans la fougue de ses 46 ans en 1958, délivre une vision extrêmement énergique, privilégiant les tempos rapides ; plus que son ''concurrent'' Karajan, même si au final leur timing est sensiblement le même (145'32/Solti, 146'02/Karajan). Mais ne négligeant pas le lyrisme et le moment magique (apparition de l'or durant le Prélude, retour des dieux dans une atmosphère dégagée, sinon détendue). Soulignant les nuances (bouffées de violons avant les premiers mots d'Alberich dans le Prélude, incandescence orchestrale lors de l'orage déclenché par Donner). Ménageant des accélérations fulgurantes (fin du dialogue agacé de Wotan avec les géants). Ne relâchant pas le rythme (travaux astreignants dans les forges d'Alberich, l'orchestre alors tendu comme un arc, stances de la malédiction d'Alberich). Intensifiant même tel trait instrumental (les formidables coups de timbales ponctuant le meurtre de Fasolt par son compère). Les intermèdes symphoniques entre scènes, ces géniaux passages de transition où un climat chasse l'autre, sont nursés avec souci extrême de la couleur. Ainsi du passage quasi descriptif qui fait passer des profondeurs du Rhin et leur débit agité, à une atmosphère qui peu à peu se calme et s'illumine, transition d'abord subtile, puis appuyée avec altos, harpes et cuivres pour introduire le paysage emphatique où règnent les dieux. Les Viennois y sont magistraux de tons diaprés. Plus loin, la descente au Nibelheim, prestissime, bouscule le tempo pour asseoir une transition bien cuivrée et percutante, celle des forges. À l'inverse, l'intermède à la fin de cette scène s'avère d'une irrépressible force, visualisation de la remontée vers la surface, dirigé à train d'enfer, de ses accords noués les uns aux autres, réinstallant un climat libéré, et de lumière, celui du monde des dieux. Partout, Solti drive un orchestre incandescent de puissance ou immaculé de douceur, scellant la dramaturgie éminemment serrée imaginée par le ''sorcier'' Wagner, et captée avec doigté par la technique.

Solti
Sir Georg Solti ©Decca

On avait réuni une distribution de rêve et les grands noms du chant wagnérien de l'époque. À commencer par le Wotan de George London. Le baryton-basse canadien qui mena une brillante carrière, quoique écourtée par la maladie, fut un interprète célébré de Wagner, notamment à Bayreuth. Et au disque, dans Parsifal (Amfortas dirigé par deux fois par Knappertsbuch, en 1951/Decca et 1964/Philips), Le Vaisseau fantôme (Le Hollandais avec Dorati/Decca) et pour Wotan (de La Walkyrie avec Leinsdorf/RCA). Le grain de la voix et l'ampleur du souffle confèrent à son Wotan de L'Or du Rhin une présence d'une immédiate évidence et une autorité perceptible dès les premiers mots du dieu à la scène II (« Ma lance protège les pactes »), et plus avant, quant à la volonté de s'emparer coûte que coûte de l'or matérialisé par l'Anneau. Le souci du mot, le poids de la phrase, on les ressent chez London à chaque intervention. Jusqu'aux affirmations finales, immenses d'insolence, de celui qui entend a priori tout embrasser. Comme on perçoit la réceptivité du chanteur-interprète dans les échanges avec l’obséquieux Loge, bien mauvais et dangereux conseiller, les lourdauds et naïfs Géants, gagnés eux aussi par la filouterie de Loge, la déesse Erda qui parvient à instiller l'angoisse chez le dieu, et à installer une émotion palpable chez le chanteur, ou encore l'épouse Fricka. Celle-ci est incarnée par Kirsten Flagstad, pour une de ses dernières prestations au disque. Luxus casting que d'avoir cette artiste déjà légendaire. Là aussi le timbre appelle l'autorité, de la femme qui entend faire respecter la loi et empêcher Wotan d'imposer la sienne au risque d'entraîner les dieux dans une folie destructrice. Le timbre de soprano dramatique, ici utilisé dans le registre du mezzo-soprano, le ton tour à tour assuré ou suppliant, tout conduit à un dialogue de haute tenue. À la dernière scène, Flagstad se montre d'une frémissante féminité, celle de l'épouse abandonnant par amour - et quelque aveuglement passager pour la magnificence du Walhalla - ses propres principes.

Gustav Neidlinger a été l'Alberich de toute une époque. Son timbre de baryton grave, tranchant comme la lame, était taillé pour ce rôle. Que ce soit dès les premiers échanges avec les nixes du Rhin, en voix lisse, malmené par elles. Ou à la scène III, dans les imprécations, la menace et surtout l'étalage de puissance devant Wotan et Loge mis à mal par la feinte du second, au jeu ''est pris qui croyait prendre'' : avec la métamorphose en dragon (cuivres effrayants de Solti augmentant spatialement la taille de la bête) ou dans le registre minuscule du crapaud, nettement plus aisé à capturer. Et enfin lors de l'épisode de la terrible malédiction d'Alberich fustigeant « ruse impudente, tromperie éhontée », déversant morgue, invective, détestation à l'endroit de Wotan, dans un crescendo d'une force inouïe, ponctué d'un silence pesant avant les derniers mots projetés comme flèches empoisonnées et un aigu perçant. Le ténor Set Svanholm incarne un Loge, dieu du feu, immense lui aussi. Celui que Wotan appelle « le rusé fripon », mais dont il n'hésite pas à faire appel aux dons pour se tirer d'embarras, montre une vocalité assurée, sans sombrer dans l'excès du ténor de composition. Le chant large et fluide est plus proche d'une voix de Lohengrin. Pour dérouler la saga de l'or et les pouvoirs de l'anneau, mais aussi la manière de s'en emparer : « tu prends au voleur ce que lui-même a volé », suggère-t-il à Wotan, en parlant d'Alberich. Tout finira par un joli sarcasme, avec cette ultime saillie prémonitoire à l'endroit des dieux « ils courent à leur perte ». Ce type d'interprétation, qu'on retrouvera après lui chez un Wolfgang Windgassen, rend au personnage sa vraie dimension de fin manipulateur.

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Pochette de couverture du coffret d'origine. 

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Le Mime de Paul Kuën, partie moins burinée que celle qu'on trouvera dans Siegfried, permet pourtant de dessiner un être souffreteux, esclave dans la main d'Alberich, émouvant dans sa détresse. Le chanteur ne surjoue pas le texte. Non plus que les deux géants, Walter Kreppel et Kurt Böhme. La voix du premier, Fasolt, de sa basse plutôt claire mais d'airain, tranche habilement avec celle du second, Fafner, le plus futé car celui qui saura obtenir l'anneau et le garder à la barbe de son buté collègue. Les dieux plus jeunes sont tout aussi bien achalandés. La belle Freia trouve en Claire Watson intéressante interprète. Waldemar Kmentt, Froh, à l'orée d'une carrière qui le conduira jusqu'à Tristan au disque (Solti/Decca) apporte son timbre lyrico-héroïque à ce dieu pacificateur. Eberhard Wächter est un superbe Donner de son baryton si bien timbré. L'artiste alors dans la première partie de sa carrière irradie une sorte de bonheur de chanter. Quant à Jean Madeira, elle offre une Erda de choix lors de l'apparition de la déesse de la terre. Cette séquence occupe une place singulière et originale dans l’œuvre, sorte de parenthèse hors du temps contingent, qui en fait va sceller la suite des événements. La musique s'enroule sur elle-même pour laisser l'interprète déployer les phrases parmi les plus sombres du répertoire réservé à la voix de contralto. Malgré un léger vibrato, ses conseils prémonitoires envahissent l'espace mental de Wotan, sur un orchestre de cordes d'une extrême douceur. Le trio des Filles du Rhin vaut surtout pour les voix corsées de Hetty Plümacher, Wellgunde, et d'Ira Malaniùk, Flosshilde, l'une et l'autre faisant alors carrière dans les rôles de mezzo-soprano.

Après les plaintes des nixes pleurant la perte de l'Or et la grandiose péroraison symphonique de ce Prologue, si bien magnifiés par Georg Solti, un profond sentiment de satisfaction prévaut : ce magistral univers sonore, enfin restitué dans sa plénitude originelle, franchissant le temps – plus de 60 ans ! - rappelle que le disque reste un médium essentiel de diffusion de la musique. Indispensable album !

Texte de Jean-Pierre Robert   

Plus d’infos

  • Richard Wagner : Das Rheingold. Prologue de Der Ring des Nibelungen. Livret du compositeur  
  • George London (Wotan), Kirsten Flagstad (Fricka), Set Svanholm (Loge), Jean Madeira (Erda), Gustav Neidlinger (Alberich), Paul Kuën (Mime), Claire Watson (Freia), Walter Kreppel (Fasolt), Kurt Böhme (Fafner), Eberhard Wächter (Donner), Waldemar Kmentt (Froh), Oda Balsborg (Woglinde), Hetty Plümacher (Wellgunde), Ira Malaniùk (Flosshilde)
  • Wiener Philharmoniker, dir. Sir Georg Solti
  • 2 SACDs Decca : 485 315-9 (Distribution : Universal Music)
  • Durée des CDs : 70 min 26 s + 75 min 06 s
  • Note technique : etoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleueetoile bleue (5/5)



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