CD : Ring / Solti Vol. II - Die Walküre
Dans le cadre de l'intégrale du Ring dirigé par Georg Solti, La Walkyrie sera le dernier titre enregistré, en 1965, et publié l'année suivante. Rêve de trouver la distribution idéale ? On avait pensé les choses en grand. En réunissant un cast qui frôlait l'idéal pour l'époque et peut-être pour longtemps. En tout cas passé à la postérité comme une référence : Nilsson, Crespin, Ludwig, au sommet de leur art, et Hotter en Wotan, le plus illustre tenant du rôle, bien qu'à l'automne de sa carrière. Ce paramètre artistique éblouissant devait s'accompagner d'un volet technique d'exception. Sous la houlette du producteur John Culshaw et de ses ingénieurs du son avisés, on se dotait des dernières conquêtes d'enregistrement du label Decca. Cette réussite non pareille est enrichie par la nouvelle remastérisation.
LA SUITE APRÈS LA PUB
|
On est saisi d'emblée par l'absolu naturel de la restitution sonore et la beauté plastique d'un son immersif. L'orchestre sonne avec un relief saisissant, dans la nuance piano en particulier, ce qui paradoxalement n'est pas toujours si aisé à resituer au disque : combien de fins de phrases ou de passages pianissimo dans un murmure proche du silence au Ier acte, quelle finesse des plus ténus pppp des cordes lors de la transition symphonique après le monologue de Wotan à l'acte II. Les déferlements sonores ne sont pas en reste. Le Prélude tempétueux qui ouvre l'opéra tient en haleine dès les premières mesures. La ''fidélité'' du transfert dans l'extrême fortissimo est proprement stupéfiante, tel le bref prélude du IIème acte d'un orchestre à plein régime avant l'entrée de Wotan et les ''cris de guerre'' de Brünnhilde ; ou les violons I et II en pleine puissance, qui gardent leur impact, sans distorsion ou déformation, lors de la Chevauchée du IIIème acte. De même, les cuivres conservent-ils leur naturelle ampleur (trombones menaçants annonçant l'arrivée de Hunding pour en découdre avec Siegmund, fanfares préludant aux imprécations de Wotan au début du IIIème acte). Les voix ressortent avec une présence étonnante car elles sont captées dans un environnement spécifique et se détachent de l'orchestre de par leur placement ''scénique'', déjà souligné. Ainsi des scènes de l'acte I entre Sieglinde et Siegmund, intimiste comme si l'auditeur partageait cet échange si étroit, ou du caractère confidentiel des premières phrases du récit de Wotan, l'auditeur étant le témoin des tréfonds de la pensée du dieu. L'équilibre avec l'orchestre est un modèle : les voix ne sont jamais noyées dans la gangue sonore, non plus que mises en avant artificiellement. La balance ne les favorise jamais. Si parfois on a l'impression que l'orchestre prend le pas lors des grands climax, l'illusion n'est pas différente de ce qui advient lors d'une exécution dans une salle d'opéra.
Dans La Walkyrie, première journée du Ring, les prolégomènes de la grande épopée amassés dans le Prologue L'Or du Rhin sont derrière nous. L'histoire se déplace sur un plan nouveau, celui des hommes. Les concepts des dieux, de Wotan singulièrement, sont désormais confrontés aux réalités humaines, aux passions amoureuses et tragiques. Grâce à une efficace mise en espace conçue par les ingénieurs du son, les protagonistes ''jouent'' leur rôle comme sur une ''vraie'' scène. Rarement prise de son studio a-t-elle été aussi proche de la réalité du live - dans une mise en scène pas trop excentrique s'entend : premiers mots de Siegmund dans le lointain à l'acte I, retour de Brünnhilde après le duo Wotan-Fricka du II, celui vengeur de Hunding pour le combat avec Siegmund vers la fin de cet acte, lequel combat se déroule à l'arrière-plan et dont on perçoit le vif de l'altercation ; ce qui tranche avec les apparitions de Wotan et de Brünnhilde, comme émanant de l'au-delà. Et bien sûr évolutions aériennes des Walkyries lors de la Chevauchée. Culshaw affectionnait ces traits réalistes, comme naguère les forges plus vraies que nature de Das Rheingold. Il est intéressant au demeurant de mettre en regard - sinon de comparer, ce qui vocalement s'avère cruel quant à l'état actuel du chant wagnérien - cette exécution avec celle de la régie de Tcherniakov au Staatsoper Unter den Linden, telle que présentée sur Arte Concert. Si le metteur en scène russe décrypte les arcanes de l’œuvre, ses lointains prédécesseurs savaient habilement en capter les multiples et différentes ambiances.
Georg Solti en pleine action durant l'enregistrement ©Decca
Quant à l'interprétation - bien connue - de cette version, qu'ajouter ? Une vision d'ensemble d'abord, due au chef. Georg Solti était alors au faîte de sa carrière et on mesurait les talents du chef lyrique, dans les grandes œuvres en particulier. Ses Wagner, en dehors du Ring, feront date pour la plupart (Tannhäuser, Parsifal). Comme ses Strauss fourniront d'admirables réalisations (Arabella, Der Rosenkavalier). Cette Walkyrie le montre en grande forme et la symbiose est patente avec les Viennois, eux aussi au sommet de leur art : admirables, les bois, dont le hautbois viennois sonnant nasillard, les clarinettes, les cuivres ronds et chauds, enfin les cordes on ne peut plus soyeuses. Tout cela est conduit avec un souci d'équilibre entre les volumes. Que ce soit dans le registre du lyrisme, tel celui intense baignant la première partie du Ier acte, la délicatesse des premiers mots entre Sieglinde et Siegmund, « une rencontre d'âmes que la souffrance unit » (Jacques Bourgeois in ''Richard Wagner'', Plon), puis cette bouffée d'air d'un orchestre immaculé (entrée du printemps). Plus loin, le monologue de Wotan est comme chuchoté dans un pppp empreint de grandeur. Enfin les Adieux de Wotan ruissellent de lyrisme éperdu, là où une sorte de joie libératrice se mêle à une forme de gloire déjà passée. Le registre de la puissance grandiose n'est pas moins impressionnant, qui ouvre le Prélude du Ier acte, ou secoue les envolées symphoniques inhérentes aux interventions de Wotan, notamment à la fin de l'acte II, sans parler du déferlement qu'occasionne la Chevauchée au dernier acte. Solti favorise des tempos plutôt rapides, tous plus prestes que ceux de Karajan par exemple, mais conserve un timing cohérent.
Les interprètes sont portés par pareil univers sonore, ou le portent-ils ? Tant ils sont ''dedans'', la plupart habitués sinon vétérans de leur rôle. Le plateau vocal est proche de la perfection et aligne la fine fleur du chant wagnérien de l'époque. Régine Crespin, dans un de ses grands rôles dédiés à Wagner, notamment à Bayreuth, gratifie Sieglinde d'un timbre d'une douceur caressante, d'une tendresse frémissante envers cet inconnu que la jeune femme découvre avec un indicible bonheur (''Du bist der Lenz''/C'est toi le printemps) ou avec ces mots maternels ''À son regard, son enfant l'a reconnu'', délivrés pppp et d'une émotion débordante. Puis gagnée par l'excitation de la vérité révélée, à la fin du Ier acte, et les élans du cœur qui ne connaissent pas de répit. Palpable est l'effroi, lors de la scène dans la forêt au II, et d'une incroyable désespérance les interventions déchirantes au IIIème acte, qu'on ressent à la limite de l'épuisement physique. Les derniers mots que Sieglinde adresse à Brünnhilde seront poignants à pleurer. Car manifestation d'un « véritable coup de théâtre moral » (ibid.) qui se produit chez la jeune femme suppliant désormais « qu'on la sauve », lorsqu'apparaît le thème de la Rédemption par l'Amour, future conclusion grandiose à toute la Tétralogie.
LA SUITE APRÈS LA PUB
|
Birgit Nilsson était alors la Brünnhilde de l'époque, reprenant le flambeau de Flagstad, avec des atouts vocaux différents. La quinte aiguë est foudroyante lors des ''Hojotoho'' lancés telles flèches d'argent ou dans des fins de phrases scintillantes. Mais son interprétation est bien plus que cela : la capacité à faire saillir la jeunesse de cette vierge pas seulement guerrière mais elle aussi aimante et déférente, prévenante même à l'endroit du Père. Ainsi du court monologue de réflexion entre les scènes 1 et 2 du IIème acte, et plus avant, du moment crucial de ''L'annonce de la mort'' que Solti introduit par une mystérieuse ambiance funèbre rehaussée de cuivres dorés : dans le médium du soprano, Nilsson se montre souveraine au long du doux crescendo processionnel de l'apparition solennelle de la walkyrie à « ceux qui vont mourir », puis au moment du revirement de Brünnhilde devant la farouche détermination de Siegmund de se révolter contre les ukases de Wotan. Au dernier acte, l’interprète atteint son acmé : longueur de la ligne de chant, couronnée d'aigus d'une cristalline clarté, grave bien timbré, art de déployer une infinie douceur sur le mot et son poids signifiant. Ainsi comme Brünnhilde met-elle Wotan face à ses dilemmes et emporte l'ultime retournement. Comment sa fille préférée sait-elle se faire suppliante face à ce Père inflexible, ajoutant ce qu'il faut d'héroïque pour le convaincre de son statut de vaillante guerrière, digne du « Dieu des batailles ».
Birgit Nilsson, Georg Solti & John Culshaw en séance d'écoute ©Decca
Pour ce premier Ring du microsillon, le Wotan de Hans Hotter s'imposait. Parce qu'il était alors le meilleur tenant du rôle. De son timbre hiératique de basse noble qui emporte en soi l'idée même de grandeur et magnétise par la force de l'élocution. Un premier exemple avec le long récit du dieu de l'acte au II, devant sa fille écoutante : « Ce qu'à nul autre je l'avouerais tout haut », délivré dans une impressionnante voix murmurée, un quant à soi où celui-ci détaille sa propre histoire conquérante, sur un orchestre complètement assagi. La seconde partie s'anime, singulièrement au moment de l'évocation de la malédiction qui s'attache à l'anneau et frappe quiconque s'en empare. Jusqu'à ces deux mots inouïs où Wotan entrevoit l'issue fatale « Das Ende, das Ende » (La Fin, la Fin), le second séquencé par Hotter lentement, car irrémédiable. Cette référence d'interprétation, on la perçoit encore lors du dialogue père-fille au IIIème acte : exhortations rageuses que le chanteur porte à un rare degré de fureur non contenue, mais aussi longueur de la ligne legato lorsque le dieu chasse sa fille du Walhalla. On ne résiste pas à ce flot, surtout au tempo véhément adopté par Solti. Enfin les ''Adieux de Wotan'' tutoient le sublime : un immense morceau de vrai théâtre sous-tendu par ces mélismes orchestraux qui vous étreignent, jusqu'à cette apothéose sonore où tout bascule avec la phrase « Leb Wohl, du kühnes, herrliches Kind ! » (Adieu, toi superbe et vaillante enfant !) d'un Hotter ému, plus émouvant que jamais. Car le chanteur donne tout, même si la voix accuse quelques traces de fatigue à l'automne d'une belle carrière. On ira jusqu'à penser que le léger vibrato ajoute au poignant de cette voix de basse épousant si étroitement la prosodie de Wagner. Côté grain de voix de basse, celui de Gottlob Frick tâte du caverneux, naturellement effrayant pour donner vie à Hunding. Là aussi les mots prennent un singulier relief et le personnage des contours antipathiques, plus au sens légendaire que proprement humain.
Pochette du coffret d'origine ©Decca
Christa Ludwig, dans la partie de Fricka, la voyait à l'orée d'une progression de la voix de mezzo vers celle de soprano dramatique, qui la conduira à Kundry. Le timbre charnu et si riche en harmoniques apporte une force tranquille quant au respect de la loi, à la femme bafouée par un époux ambitieux et inconséquent. Le dialogue emporté de Fricka avec Wotan, qu'on a catalogué de ''scène de ménage'', possède à l'écoute aveugle une puissance aussi intense et une dimension dépassant de loin la simple même si animée dispute entre époux. Enfin James King offre un Siegmund se haussant sans effort au niveau de ses éminents partenaires. Le ténor américain était alors au début d'une belle carrière wagnérienne (comprenant aussi Parsifal, mais non Siegfried). Il apporte au rôle une jeunesse palpable grâce à un mélange raisonné de lyrisme (Chant du printemps) aussi bien que d'héroïsme : le grand morceau de bravoure ''Mon père m'avait promis un glaive'', outre un excellent déclamatoire, se caractérise par des aigus claironnants « Wälse ! Wälse ! », tenus longtemps. Les aficionados attendent le chanteur à cette durée ! Lors de la scène le confrontant à la Brünnhilde de Nilsson au IIème acte, on le sent gagné par un vécu réel, celui conduisant le personnage à ne pas se couler dans les volontés divines encore relayées par Brünnhilde. Un mot des huit walkyries assemblées par Solti : une cohorte de chanteuses qui deviendront célèbres, dont deux sopranos futures Brünnhilde (Dernesch pour Karajan, Lindholm à Bayreuth) et deux autres qui mèneront une carrière enviable de mezzo (Fassbaender, Watts). Drivées à train d'enfer par Solti, elles tiennent le choc. Un rapprochement, certes osé, avec la régie berlinoise actuelle de Tcherniakov - près du texte, à défaut d'un visuel confortable et d'un chant immaculé - montre que ces dames sont peu enclines alors à aider leur grande sœur, mais plutôt à épouser la ligne du Père.
LA SUITE APRÈS LA PUB
|
En refermant ce si prestigieux album, après les dernières vagues d'orchestre concluant les déchirants Adieux de Wotan, puis la musique du feu, d'une grande délicatesse entre les mains de Solti, on éprouve le sentiment d'avoir entendu une exécution d'exception, dont on connaît peu d'exemples de ce niveau depuis lors, voire ''assisté'' à une représentation de légende. Un tout aussi indispensable coffret de disques !
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Richard Wagner : Die Walküre. Opéra en trois actes. Première journée du Ring des Nibelungen. Livret du compositeur
- Régine Crespin (Sieglinde), James King (Siegmund), Gottlob Frick (Hunding), Hans Hotter (Wotan), Birgit Nilsson (Brünnhilde), Christa Ludwig (Fricka), Brigitte Fassbaender (Waltraute), Helga Dernesch (Ortlinde), Berit Lindholm (Helmwige), Vera Schlosser (Gerhilde), Vera Little (Sigrune), Helen Watts (Schwertleite), Claudia Hellmann (Rossweisse), Marilyn Tyler (Grimgerde)
- Wiener Philharmoniker, dir. Sir Georg Solti
- 4 SACDs Decca : 485 316-0 (Distribution : Universal Music)
- Durée des SACDs : 65 min 42 s + 64 min 11 s + 28 min 30 s + 70 min 16 s
- Note technique : (5/5)
Autres articles sur ON-mag ou le Web pouvant vous intéresser
Wiener Philharmoniker, coup de cœur, Richard Wagner , Georg Solti, Régine Crespin, James King, Gottlob Frick, Hans Hotter, Birgit Nilsson, Christa Ludwig, Brigitte Fassbaender, Helga Dernesch, Berit Lindholm, Vera Schlosser, Vera Little, Helen Watts, Claudia Hellmann, Marilyn Tyler
Commentaires (1)