CD : Simon Rattle explicite la Quatrième Symphonie de Bruckner et ses diverses versions
Le chef Simon Rattle a toujours été fasciné par la musique de Bruckner. Il aborde cette fois la Quatrième Symphonie dont il donne, à la tête du LSO, la version révisée de 1881, dans une nouvelle édition due à Benjamin-Gunnar Cohrs. Une première au disque. Il propose en outre les mouvements écartés par Bruckner lors des divers remaniements de l’œuvre, originellement conçue en 1874. Un album où la composante didactique rejoint le soin apporté à l'exécution.
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La Symphonie N°4 en Mi bémol majeur traite un thème cher à son auteur, qu'on a pu définir ainsi « l'homme seul, au sein d'une forêt, est ému, pénétré, presque écrasé par la majesté de la nature » (Michel Lancelot, in ''Anton Bruckner'', Seghers, 1964). Bruckner l'a sous-titrée ''Romantique''. On y a vu aussi une composante pastorale, au fil de ses quatre mouvements. Le premier, Bewegt, nicht zu schnell (animé mais pas trop vite) débute de manière magique par des appels de cors sur un trémolo des cordes. Le flux va connaître une amplification en vagues successives, traversée de plages d'apaisement ppp. Rattle ménage cette différentiation entre fanfares en forme de choral et moments de calme relatif par un équilibre des masses orchestrales, dont des cordes comme dégraissées, des bois volubiles, des cuivres d'une belle ''rondeur''. La propulsion n'a rien de massif, à la différence de l'approche de certains chefs allemands. L'Andante quasi Allegretto offre une cadence en forme de procession spacieuse, nullement triste chez Rattle, là où on l'a souvent pensée funèbre. La vaste phrase des altos et cellos sur pizzicatos des violons I & II dégage un sentiment d'immobilité. La difficulté réside dans le passage de cette immobilité à l'animation qui suit, immense crescendo jusqu'à un climax, qui va pourtant s'estomper pour retrouver le climat processionnel du début.
Le Scherzo offre un tableau de chasse avec appels de cors et fanfare de trombones dans un tempo propulsif et soubassement de percussions. Le deuxième thème semble en être l'exact inverse dans un tempo plus mesuré qui peu à peu s'emballe pour retrouver la frénésie à peine dissimulée du 1er thème. Le trio contraste de son rythme de Landler bucolique, très retenu par Rattle qui le voit idyllique. Le finale (ici dans la version abrégée de 1881) est le mouvement le plus spectaculaire de la symphonie. Débutant dans un tempo de marche et à l'unisson du vaste orchestre, il progresse en un crescendo de plus en plus puissant pour établir le thème aux cuivres, là encore solennel, sorte de louange avec clusters géants. Le deuxième thème, large aux cordes graves, apporte profondeur mais aussi répit. Divers épisodes se succèdent, de climats différents jusqu'à l'établissement là encore d'une sorte d'immobilisme. La coda est entamée par un crescendo généreux sur un choral de cuivres et de cordes tournoyantes, qui s'élève par paliers vers quelque idéal. Rattle le ''monte'' de main de maître jusqu'à un climax glorieux de tout un orchestre incandescent.
Le chef installe un son ''non germanique'', dépourvu d'emphase, comme il le fit avec le Berliner Philharmoniker pour une Symphonie N°9 de référence (Warner). Le fini sonore achevé avec les musiciens du LSO est rien moins que spectaculaire en termes de transparence du tissu orchestral et de mobilité de la musique. Une vraie liberté dans le geste tempère l'effet ''cathédrale sonore'' comme l'usage brucknérien intensif du chromatisme. L'appréhension du côté épique est là aussi justement mesurée, tout comme celle du substrat mystique.
L'album présente également quatre des mouvements écartés par Bruckner, ou présentés dans leur version originale. Ce travail d'édition rappelle combien Anton Bruckner retravaillait sans cesse ses partitions, les révisait, toujours insatisfait de lui-même. Ainsi en est-il du Scherzo de la version de 1874, révisée en 1876. Plus long et plus romantique, il a peu à voir avec la version définitive façon scène de chasse. L'incantation de cor solo conduit à de grandes vagues d'orchestre rapides. Le trio lyrique contraste bien moins que dans la version définitive, de son thème généreux, mais pas aussi imaginatif qu'avec le Landler de la version de 1881. La reprise est plus exaltante. Le Finale ''Volkfest'' de la version de 1878 est un bon exemple des déboires de Bruckner quant à la composition du dernier mouvement de sa Quatrième symphonie. Cette première version, un peu plus courte que l'ultime, commence de manière presque avenante. Le thème fondamental est bien déjà là, enchâssé dans une atmosphère de fête, quoique les transitions ne soient pas si évidentes qu'elles le seront en 1881. Et ce moyennant quelques détours où on ne suit pas nécessairement la pensée de son auteur, peu concise dans l’emboîtement des séquences. L'Andante de la version de 1878 (extensive puisque de 16'37 pour les 15'23 de la version de 1881) montre que l'idée du mouvement lent est déjà assumée avec juste des ajouts çà et là, qui ne modifient pas le schéma d'ensemble. Enfin le Finale de la version de 1881 (non abrégée, de 20'45 pour 17'39) dégage les mêmes impressions. Ces trois minutes supplémentaires ne changent pas fondamentalement l'aspect grandiose de la fin de la symphonie. Quelques passages de liaison ont été biffés dans un souci de concision. L'écoute comparée de ces mouvements abandonnés par Bruckner est fascinante quant à l'évolution de son écriture. Grâce soit rendue à Rattle de l'avoir imaginé et réalisé dans les mêmes conditions.
La prise de son au Jerwood Hall at LSO St Luke's, London, en octobre 2021, est aérée, offrant un spectre dynamique exceptionnel. L'étagement des plans, le sentiment d'espace que requiert cette musique, le refus d'effet massif privilégié par le chef, le relief sonore parachèvent la réussite de cette interprétation.
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Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Anton Bruckner : Symphonie N°4 ''Romantique'' en Mi bémol majeur (version révisée de 1881, nouvelle édition de Benjamin-Gunnar Cohrs)
- Mouvements de la symphonie N°4 écartés par Bruckner : Scherzo (version de 1874, révisée 1876, édition de Cohrs). Finale de la version de 1878 (édition de Cohrs). Andante de la version de 1878, version initiale enrichie. Finale de la version de 1881, non abrégée
- London Symphony Orchestra, dir. Sir Simon Rattle
- 2 CDs LSOLive : LSO0875 (Distribution : [Integral])
- Durée des CDs : 61 min 32 s + 65 min 05 s
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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London Symphony Orchestra, Sir Simon Rattle, Anton Bruckner, Benjamin-Gunnar Cohrs