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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : un Turandot de prestige

Turandot Pappano

Tout nouvel enregistrement de Turandot se doit d'aligner la formidable distribution qu'exige le spectaculaire ultime opéra de Puccini. Celui-ci mise sur plusieurs premières : prise de deux des rôles principaux, par Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann, et direction par le chef Antonio Pappano d'une partition qu'il n'avait pas encore abordée. Enfin il présente l'intégralité, encore inédite au disque, de la scène finale telle qu'achevée en 1925 par le compositeur Franco Alfano après la mort de Puccini, et refusée par Toscanini pour la création de l’œuvre à La Scala de Milan l'année suivante.

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 Chant du cygne du musicien, Turandot passe pour son opéra le plus abouti bien qu'inachevé. Le plus moderne aussi. Inspirée de la pièce éponyme de Carlo Gozzi et des masques italiens, sa trame a aussi à voir avec les Mille et une nuits et leur atmosphère fantastique, comme avec le mythe des Amazones et le thème de la guerre des sexes : la haine du mâle de la part d'une femme qui tout à la fois refuse et désire être conquise, à laquelle les librettistes ajoutent une once de froideur. D'où une pièce aux multiples facettes mêlant tableaux tragiques, à l'image de la décapitation savamment préparée du pauvre Prince de Perse, et scènes burlesques animées par les trois ministres Ping, Pang, Pong, lointains cousins des masques de la Comedia dell'arte. Musicalement, l'opéra associe des modes extrêmement variés. À commencer par son exotisme à travers toute une panoplie de rythmes et d'harmonies dont la hardiesse dépasse la simple couleur locale. Et pouvant conduire jusqu'à l'effet dissonant. Par un savant mélange d'héroïsme et de teintes lyriques ensuite, traversant chacun des personnages principaux et la plupart des situations dramatiques. Surtout l'orchestre joue dans cette œuvre un rôle encore plus essentiel que dans les autres opéras de Puccini. Ajouté au traitement de la masse chorale comme catalyseur d'atmosphère, jusqu'à l’impressionnisme musical, comme au début du IIIème acte, c'est dire combien Turandot suscite de curiosité. Une autre réside dans son inachèvement du fait de la maladie et de la mort de Puccini. Le duo final, resté à l'état d'ébauches, a été complété par son élève Franco Alfano. La version donnée ici est celle conçue à l'origine avant les coupures exigées par Toscanini. Elle est marquée par l'intervention de plusieurs nouveaux thèmes et la rudesse de l'orchestration, comme par une certaine rigidité de la ligne vocale des deux protagonistes, dans le ton extrêmement héroïque. Quoiqu’il y manque l'ardeur d'un duo d'amour grandiose tel que celui de Tristan und Isolde de Wagner, auquel Puccini aurait pensé se référer, comme en témoignent ses esquisses.

La première réussite de cette nouvelle version réside dans la direction d'orchestre d'une richesse inouïe. Antonio Pappano, qui dit s'être pris de passion pour l'œuvre, dirige l'Orchestre de l'Accademia di Santa Cecilia à Rome, avec lequel il avait déjà réalisé une intégrale discographique remarquée d'Aïda (Warner Classics). La prodigieuse orchestration de Puccini est resituée dans toute son opulence, comme son instrumentation originale et souvent révolutionnaire si porteuse d'atmosphère d'une Chine imaginée. Aux nombreux cuivres et à une section de percussions d'une puissance inhabituelle répond une « écriture pour les cordes, quoique souvent immensément expressive, physiquement exigeante... pour créer la sensualité qui est un élément majeur de l'opéra », remarque-t-il. De fait, on admire le travail de Pappano quant à la clarté de tous les pupitres de cordes, due à la qualité instrumentale de l'orchestre romain, produisant une tinta italienne gorgée de couleurs. La subtilité des atmosphères évocatrices n'est pas moindre comme la sagacité quant à l'agencement des enchaînements et transitions, souvent en complète rupture, et l'accent porté sur les associations instrumentales inédites, d'un étonnant modernisme sous cette baguette, outre un sens inné des rythmes sauvages et percutants. Particulièrement achevés aussi les intenses bouffées de lyrisme et le traitement des grands ensembles mêlant chœurs et solistes, tel le finale du Ier acte et son immense crescendo.

Interpréter vocalement une telle œuvre n'est pas chose aisée tant les forces à réunir sont d'une redoutable exigence. Pour cette nouvelle version, le label Warner a frappé un grand coup en alignant quelques grandes pointures du moment dont deux abordent leur rôle. À commencer par le rôle-titre, célèbre pour sa périlleuse vocalité. Son incarnation par Sondra Radvanovsky s'écarte de la vaillance d'une Birgit Nilsson ou d'une Nina Stemme, en termes d'éclat du timbre, de puissance incandescente, d'aigus percutants. Elle possède d'autres atouts, à la fois d'endurance pour affronter les sauts d'intervalles et aussi d'art de creuser les nuances. Si son interprétation soulève moins le frisson que ses devancières dans l'air d'entrée ''In questa Reggia'', à la pose des énigmes puis à l'expansif duo final, d'autres moments témoignent d'un bel accomplissement : là où le personnage est provoqué dans sa féminité. Car sous ses travers autoritaires, il vit d'un feu intérieur. Ainsi l'air « Del primo pianto » au IIIème acte est-il empreint de ce juste basculement de la femme qui, enfin séduite, se dépouille de son carcan de froideur pour s'abandonner au registre de la presque tendresse. Le Calaf de Jonas Kaufmann offre cette association d'héroïsme inflexible tempéré de lyrisme confident auquel le célèbre ténor nous a habitués. Dès ses premières interventions, le personnage est marqué au coin de l'ardeur d'une passion résolue ne se permettant pas de limite, ce qui se manifestera plus avant à la scène des énigmes. Cette veine héroïque sait céder le pas à la douceur du jeune ''Prince inconnu'' vis-à-vis de l'esclave Liù, éperdument amoureuse, comme dans l'air ''Non piangere Liù !''. Reste que le timbre barytonnant n'a pas la tintà italienne soutenue et colorée qui doit marquer le rôle. Et que parfois, malgré tout son art, le ténor doit passer en force dans l'extrême aigu. Ainsi l'air ''Nessum dorma'' séduit-il à son début par la noblesse de ton et un superbe legato, mais le contraint de lancer le dernier ''Vincerò !'' en un geste d'une puissance tonitruante. Pareille impression de bravoure hyper tendue colore le duo final qui, il est vrai dans la version première d'Alfano, ne ménage pas les deux protagonistes, surtout dans son ultime phase, bien peu ''puccinienne''.

Ermonela Jaho, a priori un choix osé pour le personnage réputé fragile de Liù, s'avère l'un des points forts du cast. Elle le portraiture avec une intensité dépassant le côté simplement attachant de l'esclave osant se mesurer à l'immense Turandot. Car son timbre de soprano lyrique corsé, magnifiquement projeté, ajoute une émotion vécue qui hausse le cliché de la jeune esclave à la hauteur d'une femme maîtrisant son destin sacrificiel. La cavatine ''Signore, ascolta !'' au Ier acte, est tracée tout en délicatesse, où l'on perçoit la passion amoureuse intérieure. Tandis que l'air ''Tu, che di gel sei cinta'', typique de la complainte puccinienne, est ici l'expression d'une désespérance déchirante sans afféterie. Michele Pertusi, basse justement pas trop sonore, campe un portrait de Timur lui aussi tout en retenue. Quant aux trois ministres Ping, Pang, Pong, dont les interventions burlesques s'intègrent naturellement dans le climat plutôt grave du drame, ils mêlent ton sarcastique et souplesse vocale sans jamais verser dans le grotesque. Avec une mention particulière pour le jeune baryton Mattia Olivieri apportant au premier d'entre eux, Ping, une certaine nostalgie quant à sa condition de zélateur des entreprises de Turandot. Cerise sur le gâteau, Michael Spyres, une de vedettes du roster Warner, se voit confier le rôle de l'empereur Altoum, conférant une aura de prestige supplémentaire à la distribution, comme naguère le vétéran Peter Pears dans la version de Zubin Mehta.

La prestation du Chœur de l'Accademia di Santa Cecilia est un autre atout de cette interprétation : d'une superbe cohésion dans tous les registres et puissamment sonnant dans les assauts de sauvagerie vengeresse ou de clameur glorifiante, mais faisant montre aussi d'un calme léthargique comme au début de l'acte III. À noter le contraste saisissant entre les voix d'enfants et du grand chœur.

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Au final, comparée à ses illustres devancières (Nilsson, Corelli, Scotto, Molinari Pradelli / Warner ou Sutherland, Pavarotti, Caballé, Metha / Decca), cette excellente version s'en distingue par les prestiges de sa direction d'orchestre et la primeur de l'intégralité de la scène finale de l'opéra. Ce que parachève une prise de son d'un relief exemplaire, en conditions de studio dans l'Auditorium du Parco della Musica de Rome dont l'acoustique vaste mais parfaitement maîtrisée autorise une amplitude dynamique spectaculaire, singulièrement quant à la profondeur des basses. L'orchestre est saisi avec une particulière acuité et les chœurs à bonne distance, comme l'enveloppant. Les voix solistes sont captées dans une mise en espace qui les détache sans les rendre proéminentes.

Texte de Jean-Pierre Robert 

Plus d’infos

  • Giacomo Puccini : Turandot. Drame lyrique en trois actes. Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d'après la pièce de Carlo Gozzi. Reconstruction du IIIème acte par Franco Alfano (première version de 1925)
  • Sondra Radvanovsky (Turandot), Jonas Kaufmann (Calaf), Ermonela Jaho (Liù), Michele Pertusi (Timur), Mattia Olivieri (Ping), Gregory Bonfatti (Pang), Siyabonga Maqungo (Pong), Michael Spyres (Altoum), Michael Mofidian (Un Mandarin), Francesco Toma (Il principe di Persia)
  • Coro e Voci Bianche dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia – Roma, chef des chœurs : Piero Monti
  • Orchestra dell'Accademia di Santa Cecilia - Roma, dir. Antonio Pappano
  • 2 CDs Warner Classics : 5054197406591 (Distribution : Warner Classics)
  • Durée des CDs : 80 min 07 + 44 min 56 s
  • Note technique : etoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orange (5/5) 

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Antonio Pappano, Jonas Kaufmann, Michael Spyres, Giacomo Puccini, Coro e Voci Bianche dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia, Piero Monti, Orchestra dell'Accademia di Santa Cecilia, Sondra Radvanovsky, Ermonela Jaho, Michele Pertusi, Mattia Olivieri, Gregory Bonfatti, Siyabonga Maqungo, Michael Mofidian, Francesco Toma

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