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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : Kirill Petrenko dirige les symphonies Nos 8, 9 & 10 de Chostakovitch

BerlinerPhilharmoniker Chostakovitch

Cette triade de symphonies de Chostakovitch enregistrées live à la Philharmonie de Berlin durant la pandémie, sans public puis avec, est un événement dans la mesure où il s'agit des premières interprétations du compositeur au disque par Kirill Petrenko dirigeant les Berliner Philharmoniker. Écrites entre 1943 et 1953, les symphonies Nos 8, 9 et 10, pendant et après les années de guerre, figurent autant de chroniques de violence et de souffrance. Pourvues d'une qualité instrumentale hors pair, les présentes exécutions sont à marquer d'une pierre blanche.

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« Jouer ces trois symphonies durant une période presque totale d'isolement m'a conduit personnellement à un niveau nouveau de compréhension de cette musique. J'ai expérimenté quelque chose que je n'avais pas découvert avant dans ces œuvres », remarque Kirill Petrenko. Belle phrase d'humilité de la part d'un chef d'une telle stature. Sa manière d'aborder ces musiques révèle une rare compréhension de l'idiome du grand musicien russe, singulièrement tant du contexte historique que du substrat psychologique personnel à son auteur, tous éléments dont la prise en compte est essentielle pour saisir la portée de ces œuvres. Sa direction révèle une grande intériorité et un refus de pathos, notamment dans les pages de violence, contrairement à certains de ses collègues russes. Plutôt qu'âpreté ou rugosité, Kirill Petrenko favorise un expressionnisme maîtrisé, une pulsation refusant l'excès. Il faut dire qu'avec une phalange de la qualité de l'Orchestre Philharmonique de Berlin, toujours d'une fabuleuse cohésion, le fini sonore, au sens de perfection instrumentale, influe nécessairement sur l'exécution. Chez Petrenko la tension reste toujours contenue et le débordement banni, n'étaient quelques tempos rapides boulés à l'occasion. Les contrastes ne sont pas pour autant mésestimés, creusant d'intéressantes oppositions. La longue fréquentation de l'opéra, tant à Munich que naguère à Lyon pour des opéras de Tchaïkovski, apporte un surcroît d'adrénaline, pour ne pas dire de couleurs à des interprétations d'une souveraine lisibilité. Surtout, l'impression reste toujours de suprême distinction. Le raffinement sonore n'est, après tout, pas un péché lorsqu'on joue la musique symphonique de Chostakovitch.      

BerlinerPhilharmoniker
Les Berliner à la Philharmonie de Berlin ©DR

Composée en 1943, créée la même année par Evgeny Mravinski, la Symphonie N°8 op.65 en Ut mineur est plus un requiem qu'une symphonie de guerre : une douloureuse expression de tragédie sur un ton anti guerre. « Un incroyable drame psychologique », analyse Petrenko. La section Adagio qui ouvre le vaste premier mouvement impose un climat endeuillé de son premier thème pathétique et sa lancinante mélodie : la vision d'un monde dévasté à travers des plages d'introspection et de tension croissante. Qui basculent dans un Allegro en forme de marche acerbe dans son ostinato. Les stridences avec batteries de percussions conduisent à un climax très tendu. D'où émerge la triste mélopée du cor anglais, sorte de cadence sur une pédale pp des cordes, point de départ de la réexposition, communiquant un sentiment de désarroi. L'Allegretto très énergique contraste par son caractère grinçant à la petite flûte piccolo dont le ton grotesque est ici restitué sans caricature. Le trio renchérit en agitation, se développant en une marche extrêmement travaillée, façon military band. À l'Allegretto non troppo, Petrenko imprime une allure de chevauchée. Ce second scherzo opposant cordes graves et aiguës et traversé d'accords secs, voit tout un orchestre en fusion déverser son lot de frénésie dans une course à l'abîme. Petrenko impulse une allure de plus en plus rapide débouchant sur un climax ample et grandiose. C'est l'amorce du Largo, passacaille austère, climat de détresse mené par les cordes, seulement ponctué d'un cor au lointain et de clarinette : moment d'une exceptionnelle intensité dans une fabuleuse maîtrise du registre pianissimo, expression d'une déchirante douleur. Le finale s'enchaîne avec la mélodie du basson, presque pastoral. Mais le climat change vite avec des vagues envahissantes résumant tout le drame accumulé précédemment. La coda introduit une manière chambriste avec solos d'alto et de basson dans une ambiance de plus en plus calme, entrecoupée d'un furtif solo de violon s'éteignant dans un souffle : effet inouï après tant de violence.

La Symphonie N°9 op.70 en Mi bémol majeur, de 1945, est la plus courte des quinze écrites par Chostakovitch. Là où l'on attendait un hymne de victoire, et à Staline, le maître se plaît à prendre un chemin inverse et à revisiter le modèle classique. Petrenko y voit justement « un pied de nez au système, une énorme grimace ». Dès l'Allegro, il installe une atmosphère de gaieté sarcastique, avec les appels de trombones installant une fausse brillance dans un geste presque désinvolte, en fait d'une ironie là encore grinçante, de mascarade. Les berlinois sont époustouflants de verdeur. Entamé par une mélopée de clarinette, le Moderato contraste, sorte de parenthèse élégiaque. Le bref Presto en forme de scherzo est malicieux, virant au barnum de cirque, auquel la flûte piccolo apporte une note grotesque, sans vulgarité cependant. Et les cordes semblent comme danser. Le Largo qui s'enchaîne sur un récitatif de basson et une pédale pppp des cordes, proche du silence, figure un étouffant lamento. Le basson bascule dans un mode plus vif avec l'Allegretto final qui voit le retour du climat faussement désinvolte du début de la symphonie, toujours sarcastique dans sa parodie de musique militaire.  

Kirill Petrenko
Kirill Petrenko ©DR 

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Écrite à l'été 1953, après la mort de Staline, la Symphonie N°10 op.93 en Mi mineur, également créée par Mavrinski, connut sa première exécution berlinoise en 1959 sous la direction de Herbert von Karajan. Qui en signera au disque deux versions remarquées (DG). La présente exécution, captée en novembre 2021, possède un égal poli sonore que chez le chef allemand, doublé d'une approche peut-être plus anguleuse. Selon Petrenko, cette œuvre est « une composition entièrement personnelle, pratiquement une éruption, un triomphe pour surmonter des inhibitions à la fois externes et personnelles ». Il apporte au sombre Moderato initial une profondeur révélatrice, tirant de ses solistes des sonorités inouïes. L'impression est de panique dans les tuttis des cordes et de densification de la texture jusqu'aux grands climax menaçants, qui restent ici d'une parfaite clarté. Magistrale aussi la récapitulation qui voit la dynamique se réduire : une lueur d'espoir semble percer malgré le sentiment d'étouffement que ménagent les dernières mesures de flûte piccolo. L'Allegro est un vrai portrait de violence dans un tempo propulsif presque agressif, le chef n'hésitant pas à précipiter l'allure et à décocher des accords secs. La petite harmonie de l'orchestre berlinois est diablement efficace. Le climat de feu dévastateur à la reprise, conçue dans le registre mezzo voce, est fascinant. À l'Allegretto, où apparaît le fameux thème signature DSCH, le drame se veut d'abord comme distancié, mais le développement connaît un regain d'énergie dans ses accords démoniaques, avant une coda vers l'apaisement. Le finale débuté Andante, dans un concertino de hautbois, flûte et basson, bénéficie de la manière récitative adoptée par Petrenko. Le changement soudain que marque la section Allegro enjouée se veut résolument optimiste. L'allure s'amplifie et frôle le presto dans la plus virtuose manière motoriste. La grande et belle phrase de violoncelles ouvre la voie à la lumière enfin retrouvée que les réminiscences des sombres phrases ne parviennent pas à dissiper. Les solos de basson et de clarinette sont là pour le rappeler. Comme un orchestre à son meilleur tous pupitres confondus.      

Ces exécutions sont restituées par une prise de son superlative (octobre, novembre 2020, octobre 2021) à la Philharmonie de Berlin, d'un relief sonore confondant, ménageant des proportions vraies dans l'étagement des plans, sans focalisation sur tel ou tel instrument. L'occasion de mesurer une nouvelle fois combien l'excellente acoustique de cette salle mythique est un miroir fidèle.  
Texte de Jean-Pierre Robert  

Plus d’infos

  • Dmitri Chostakovitch : Symphonies N°8 op.65, N°9 op.70 & N°10 op.93
  • Berliner Philharmoniker, dir. Kirill Petrenko
  • 2 CDs + 1 CD Blu-ray : Berliner Philharmoniker Recordings : BPHR 220421 (Distribution : www.berliner-philharmoniker-recordings.com)
  • Durée des CDs : 60 min + 77 min
  • Note technique : etoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orangeetoile orange (5/5)

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coup de cœur, Dmitri Chostakovitch, Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko

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