CD : Michael Spyres ressuscite le ténor assoluto
Michael Spyres poursuit son exploration systématique de la voix de ténor à travers les répertoires. Après l'album ''Baritenor'' et en remontant le temps, voici ''Contra-tenor''. Le terme procède d'un jeu de mots, reconnaît-il, dans la mesure où il va à l'encontre des idées reçues quant à la catégorisation de la voix de ténor, singulièrement dans le répertoire baroque. Il s'agit en fait du tenor assoluto qui, à l'époque, a bien été l'égal et sérieux rival du prestigieux castrat. À travers un programme audacieux révélant plusieurs premières au disque, le chanteur qui ne s'autorise aucune limite, entend le démontrer. Avec aplomb et confondante aisance.
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Ce qui se veut comme une défense et illustration de ce qu'est le ténor du baroque, repose sur un certain nombre de constatations, quelque peu perdues de vue tant les projecteurs ont été braqués ces dernières années sur la réhabilitation des castrats. Il a connu d'illustres tenants comme les français Jélyotte ou Legros, les italiens Amorevoli ou Borosini, ou encore l'allemand Raaff. En quoi le tenor assoluto les surpasse-t-il ? Outre « l'élégance du phrasé, la colorature pyrotechnique, le registre dynamique, la beauté du timbre », apanage du castrat, l'assoluto dispose « d'un ambitus avec lequel aucun castrat ne pouvait rivaliser », repoussant « les limites de la voix pour atteindre une extension surhumaine de trois octaves et demi, englobant la tessiture de la basse masculine jusqu'à celle du contralto féminin ». Beaucoup des musiques qui lui sont réservées exigent « un contrôle insensé de la respiration comme de l'agilité mais aussi un certain volume sonore ». Par ailleurs, Michael Spyres remarque au demeurant que ce qu'on appelle bel canto n'est pas seulement une période historique de quelque 50 ans au XIXème siècle. C'est une école de chant fondée sur l'habileté et la maîtrise de la voix exigées par le baroque. Lequel est définitivement, selon lui, du bel canto.
Le parcours débute par Lully et sa tragédie en musique Persée (1682) qui célèbre la voix typique de haute-contre, claire et pourvue d'une belle emphase déclamatoire. À la même époque, Haendel pratique une virtuosité italienne corsant le timbre de ténor vers le grave. Ainsi de l'air de Bajazet extrait de Tamerlano (1724), dont Spyres épouse à la perfection les mélismes avec des couleurs barytonantes. Ce que l'on trouve aussi chez Vivaldi et les représentants de ce qu'on appelle l'école napolitaine et ses compositeurs reconnus comme Vinci ou Porpora. Ce dernier, dans son opéra Germanico in Germania conçoit des vocalises d'une folle imagination au fil de sections elles-mêmes diversifiées. Mais toute une constellation de compositeurs aujourd'hui méconnus pratiquent aussi de la sorte. Et on découvre à cet égard de vrais trésors. L'air élégiaque écrit par Domenico Sarro pour le personnage d'Ulysse dans le dramma Achille in Sciro (1737) est bardé de vocalises acrobatiques, autant de fioritures embellissant le texte d'une façon quasi bel cantiste. L'aria tirée de Siroe, re di Persia (1740) de Gaetano Latilla, sur le mode di furore, avec appoint de cors, fait fi des divers registres, de la quasi-basse à l'aigu féminin fusant dans un incroyable élan, parsemé de notes détachées. Le da capo renchérit dans les écarts, notamment vers le grave de la voix, avec cette fois des ornements encore plus liés. On comprend l'enthousiasme de premiers auditeurs devant une telle performance de la part de ses chanteurs favoris.
Poursuivant l'évolution, et désormais la recherche chez les compositeurs d'équilibre entre goût français et virtuosité italienne, Michael Spyres invite Rameau (air de Naïs) et Gluck avec le célébrissime lamento ''J'ai perdu mon Eurydice'' d'Orphée. Ce morceau retrouve ici une grande sensibilité mêlant simplicité et vraie douceur dans l'affliction. Antonio Maria Mazzoni dont on entend un air extrait de son Antigono, truffé d'une enfilade de vocalises, ponctuées d'un écart vertigineux jusqu'au contre-ut, aurait servi de modèle au jeune Mozart. Celui-ci écrit le rôle-titre de son opera seria Mitridate pour le ténor Raaff. L'air du Ier acte ''Se di lauri'' démontre une suprême ligne de chant habitée d'une intensité et d'une puissance qui dépassent désormais tout ce qui a été écrit auparavant pour le tenor assoluto. Le programme se termine avec Piccinni, contemporain et rival de Gluck, qui dans sa tragédie lyrique Roland, créée en 1778 à Paris sur un livret de Marmontel, offre même une cadence finale se développant jusqu'aux contrées le plus exposées.
Dans ces morceaux soigneusement choisis, Michael Spyres nous étonne encore. Non seulement par une musicalité qui va bien au-delà du tour de force vocal et de l'étalage de virtuosité. Mais par l'aisance confondante dans la vocalise, absente de toute dureté, le passage sans hiatus entre les registres, assuré par un absolu legato, la tenue de la vocalise avec même amplification dans une seule respiration. Et bien sûr la réserve de puissance que ne possèdent pas toujours les chanteurs spécialistes de ce répertoire. Et ce au service de la netteté de la diction, aussi bien en italien qu'en français. Rarement un tel timbre et la manière de le traiter, de l'extrême aigu jusqu'au registre barytonant, sans perte d'intensité dans l'un et l'autre cas, auront-ils déjoué le formalise des catégorisations. Décidément, la voix de caméléon qu'on décrivait à propos du CD ''Baritenor'' n'en a pas fini de révéler tous ses atours. L'écrin instrumental prodigué par l'ensemble Il Pomo d'Oro n'est pas pour peu dans la réussite de cette audacieuse et révélatrice proposition. Car dirigé avec tact et souvent fougue par Francesco Corti qui sait par sa formation de claveciniste continuiste ce que chanter baroque veut dire. Ils sont servis par une prise de son chambriste, la voix bien dégagée par rapport à l'effectif instrumental, sans être imposée au premier plan.
Texte de Jean-Pierre Robert
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Plus d’infos
- ''Contra-tenor''
- Airs extraits d'opéras de Jean-Baptiste Lully (Persée), George Frideric Handel (Tamerlano), Antonio Vivaldi (Artabano, re de' parti), Leonardo Vinci (Catone in Utica), Nicola Porpora (Germanico in Germania), Domenico Sarro (Achille in Sciro), Baldassare Galuppi (Alessandro nell' Indie), Gaetano Latilla (Siroe, re di Persia), Johann Adolf Hasse (Arminio), Jean-Philippe Rameau (Naïs), Antonio Maria Mazzoni (Antigono), Christoph Willibald Gluck (Orphée et Eurydice), Wolfgang Amadeus Mozart (Mitridate, re di Ponto), Niccolò Piccinni (Roland)
- Michael Spyres, ténor
- Il Pomo d'Oro, dir. Francesco Corti
- 1 CD Erato : 5054197293467 (Distribution : Warner Classics)
- Durée du CD : 72 min 54 s
- Note technique : (5/5)
CD disponible sur Amazon
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