CD : Ring Saga vol. IV – Götterdämmerung
Avec Le Crépuscule des dieux, l'aventure du Ring touche à sa fin, tragique après d'ultimes péripéties. La saga de cette nouvelle et magistrale réédition également, glorieusement. Avant-dernier opéra à être enregistré, en 1964, pour une publication l'année suivante, l’événement ne passa alors pas inaperçu, tant l'attente était grande. Car ce premier enregistrement intégral en studio marquait un jalon dans l'histoire du disque, qui n'allait peut-être pas être égalé de sitôt. La distribution assemblée pour cette captation viennoise reste un modèle d'intelligence de casting, réunissant les interprètes les plus éminents, dans la grande tradition du nouveau Bayreuth. Elle est adornée par la prestation on ne peut plus phonogénique des Wiener Philharmoniker. Enfin et surtout, cette version bénéficie d'une technique de prise de son déjà à la pointe du progrès, dont cette nouvelle remastérisation décuple les vertus, comme déjà souligné pour les trois précédents volumes, L'Or du Rhin, La Walkyrie et Siegfried.
Si dans le domaine de l'opéra, le Regietheater n'avait pas encore fait sa fracassante apparition, le disque microsillon en ce début des années 1960 se voulait dans le domaine opératique proche d'une restitution sonore précisément scénique. Obtenue en particulier par de longues prises, assurant à l'interprète une consistance de vision de son rôle. C'est dans cette idée d'une approche aussi fidèle que possible du drame que le label Decca et le producteur John Culshaw abordaient le Ring de Wagner. La grandeur mythologique de cette immense fresque, sa composante de cosmogonie musico-dramatique devaient transparaître dans ce rendu pourtant purement sonore, dépourvu de l'impact d'une mise en scène réelle. Comme le seront plus tard des captations live de productions célèbres (Wieland Wagner/Karl Böhm) ou anticipant la scène (Herbert von Karajan). Ou celles pourvues de l'aspect visuel avec le DVD (Patrice Chéreau/Pierre Boulez/Bayreuth 1979, Guy Cassiers/Daniel Barenboim/La Scala 2013). On ne dira jamais assez combien la mise en scène sonore est ici efficace, singulièrement révélée par le nouveau transfert, transportant l'auditeur dans la salle même de l'enregistrement, la légendaire Sofiensaal de Vienne. À en juger d'abord par le placement des chanteurs, qui répond à une préoccupation de théâtre musical. Ce dernier volet Götterdämmerung en apporte encore une preuve tangible, par l'utilisation d'un large spectre, comme sur un plateau d'opéra. Ainsi de l'appel de Siegfried par Hagen à l'acte I scène 1, ou du chœur des vassaux (II/2), tour à tour enflammé de force virile ou plus retenu et culminant sur un climax effrayant. L'ambiance peut s'avérer plus intimiste, comme lors du dialogue pathétique entre Brünnhilde et sa sœur Waltraute, à la scène 3 du Ier acte, ultime et vaine tentative d'éviter la catastrophe, ou plus tard, durant le froid échange à la limite du fielleux opposant Alberich à Hagen (II/1). Autre élément déterminant : l'équilibre ménagé entre chanteurs et orchestre. Alors que dans tant d'intégrales d'opéras de l'époque, et même encore actuellement, les chanteurs sont souvent placés au premier plan, la balance est ici proche de l'idéal et dans un rapport qui n'est pas sans rappeler celui prévalant à Bayreuth, là où la fosse semi-couverte permet à l’orchestre plus d'envelopper les protagonistes que de les écraser. Enfin, la saisie de la texture orchestrale achève de faire la différence, car exemplaire d'immédiateté et constamment d'une totale lisibilité. L'ampleur sonore, qui n'a rien d'artificiel, on la ressent bien sûr dans les deux pages fameuses de ce dernier volet du Ring, mettant particulièrement en valeur l'orchestration wagnérienne et ses divers plans sonores : le ''Voyage de Siegfried sur le Rhin'' au Ier acte, la ''Marche funèbre'' de l'acte III. Mais aussi dans des pages de transition où évolue le discours dramatique d'un orchestre chargé de sens : lever du jour après la scène des Nornes au Prologue, qui voit la trame sonore peu à peu se décanter, ou encore l'interlude orchestral entre les scènes 2 et 3 de l'acte I, introduisant un changement de climat dramatique, de la dureté du sombre monologue de Hagen à l'impression de solitude angoissée d'une Brünnhilde contemplant l'anneau à son doigt.
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Sir Georg Solti en répétition ©DR
La direction de Sir Georg Solti ne cherche pas à restreindre le généreux débit musical. Bien au contraire, tout doit concourir à en exalter le caractère grandiose. On remarquera la consistance dans l'approche des quatre parties du Ring, sur une période somme toute longue, lorsqu’on sait que l'entreprise aura mis sept ans à se réaliser. Et surtout la volonté pour le chef de n'éluder en rien l'aspect mythologique de cette vaste saga, singulièrement dans cette dernière partie. Solti n'hésite pas à creuser les contrastes dynamiques, à ciseler les leitmotivs, à diversifier les couleurs. Ainsi du prélude de l'acte II, d'une tonalité plus qu'inquiétante ou de la grandiose scène finale. Il obtient des Viennois des sonorités inouïes, somptueuses et magiques, dont émerge celle piquante du fameux hautbois à la viennoise, dont la tradition semble se perdre aujourd'hui. Tout autant remarquables la chaleur de la clarinette, la rondeur des cuivres, dont des cors somptueux, et surtout le lustré des cordes, violons I & II particulièrement dans le pianissimo, mais aussi la haute tenue des pupitres d'altos et des violoncelles. Tout cela si bien restitué dans ce nouveau transfert qui apporte plus de détail dans la perception des registres extrêmes de dynamique.
John Culshaw, Sir Georg Solti, Wolfgang Windgassen/Siegfried ©Decca
Et quelle distribution ! Assurément de rêve. Réunissant les meilleurs titulaires de leur rôle à l'époque, ceux-là même qui pour la plupart officiaient à Bayreuth. Ainsi de Wolfgang Windgassen, Birgit Nilsson, Gustav Neidlinger ou Gottlob Frick. Le Siegfried de Windgassen, renommé entre tous, possède ce timbre de Heldentenor attachant, égal sur toute la tessiture, ne forçant pas dans le registre de puissance, allégeant la voix dans les passages d'intense lyrisme. Le duo avec Brünnhilde au Ier acte possède la vaillance nécessaire, comme les échanges avec les Gibichungen tout leur potentiel de témérité. Tandis que le récit à l'acte III déploie une ingénuité confondante, sincère à l'énoncé des faits d'arme du héros et émue à l'évocation du réveil de la Walkyrie endormie. L'intensité tragique atteint son acmé avec la Mort de Siegfried, bouleversante au souvenir de l'aimée : ''Ach! Dieses Auge'' (Ah, ces yeux). De la Brünnhilde de Birgit Nilsson, alors au faîte de sa gloire à la scène comme au disque (Isolde viendra encore peu après parfaire sa légende, saisie live à Bayreuth, en 1966, par DG), cette version livre le complet investissement dramatique. Et ce déjà avant la fameuse production de Wieland Wagner au festival de 1965. Comme elle montre une maîtrise vocale insolente et une réserve de puissance qui ne semble pas avoir de limite. À la jeunesse de la femme amoureuse, s'ajoutent la fierté de l'héroïne blessée se sentant trahie, l'explosion de colère de celle qui a été trompée, la désespérance dans le dialogue qui suit, enfin la résolution dans le trio vengeur du serment de la perte de Siegfried. Autant des moments de vrai drame. La souveraine maîtrise vocale, la vaillance d'aigus dardés comme flèches, sont toujours à l'appui de la plus grande attention au texte. De son timbre de basse profonde au grain d'une absolue noirceur, Gottlob Frick scelle là aussi une forme d'idéal d'interprétation. Rarement le funeste Hagen aura-t-il sonné aussi menaçant, presque patelin dans l'art de distiller le mal, et d'une aussi vile détermination, si magistralement traduite dans le monologue qui clôt la scène 2 du Ier acte, que termine une péroraison orchestrale d'une immense gravité. Gustav Neidlinger, l'Alberich de son époque, se montre, dans le bref échange au début du second acte, son égal dans la culture de l'esprit de revanche.
Judicieux choix également que celui de Christa Ludwig pour incarner Waltraute : le timbre chaleureux si intensément adapté au tragique de la situation, de la véhémence au murmure, de l'objurgation à la supplication aux fins de voir Brünnhilde rendre l'anneau aux filles du Rhin, face à une Nilsson droite dans les certitudes amoureuses de son personnage, tout cela apporte une extrême tension à une scène cruciale de l'opéra. Dans le rôle ingrat du velléitaire Gunther, la prestation de Dietrich Fischer-Dieskau n'est pas moindre : le raffinement vocal coutumier du chanteur de Lieder comme l'autorité de l'homme de théâtre qu'il fut aussi, apportent une dimension certaine au personnage. Comme il en est encore de Gutrune, incarnée par Claire Watson, un rôle écrit dans la lignée des sopranos ''blonds'' chez Wagner, et dépassant ici la position secondaire dans lequel il est souvent cantonné. Les Nornes comme les Filles du Rhin assemblent deux trios de jeunes voix, là où s'affirment déjà plus d'une Walkyrie en devenir, Gwyneth Jones, Anita Välkki, ou le futur de prestigieuses carrières, Lucia Popp, Grace Hoffman. La contribution des chœurs de l'Opéra de Vienne, sous la ferme direction du spécialiste qu'était Wilhelm Pitz, achève de conférer son aura de prestige à l'acte II.
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Pochette du coffret d'origine ©Decca
Au terme de cette quadruple publication, on saluera un considérable achèvement tant artistique que technique : la préservation combien essentielle d'une interprétation de légende qui n'a pas pris une ride et demeure la référence. Et ce grâce à de nouveaux transferts techniques qui lui font retrouver toute sa flamboyance sonore et rappellent combien ces captations à Vienne du label Decca l'auront marqué du sceau de la plénitude. Si bien d'autres versions audio ou vidéo du Ring ont, depuis sa première parution dans les années 1960, vu le jour, celle-ci demeure incontournable et mérite de figurer au panthéon des réalisations les plus importantes de l'histoire du disque.
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Richard Wagner : Götterdämmerung. Opéra en trois actes. Troisième journée du Ring des Nibelungen. Livret du compositeur
- Birgit Nilsson (Brünnhilde), Wolfgang Windgassen (Siegfried), Gustav Neidlinger (Alberich), Gottlob Frick (Hagen), Dietrich Fischer-Dieskau (Gunther), Claire Watson (Gutrune), Christa Ludwig (Waltraute), Lucia Popp (Woglinde), Gwyneth Jones (Wellgunde), Maureen Guy (Flosshilde), Helen Watts (1ère Norne), Grace Hoffman (2ème Norne), Anita Välkki (3ème Norne)
- Chœur du Wiener Staatsoper, dir. Wilhelm Pitz
- Wiener Philharmoniker, dir. Sir Georg Solti
- 4 SACDs Decca : 485 316-2 (Distribution : Universal Music)
- Durée des SACDs : 62 min 55 s + 57 min 26 s + 67 min 01 s + 77 min 50 s
- Note technique : (5/5) (Réédition HD 2022)
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