CD : Médée de Charpentier
Poursuivant son exploration du répertoire de l'Académie Royale de Musique sous le règne de Louis XIV, et après Ariane et Bacchus de Marin Marais, Hervé Niquet se tourne vers la Médée de Marc-Antoine Charpentier. Une distribution de haut vol et un irrésistible investissement de son ensemble du Concert Spirituel font de cette nouvelle version une incontestable réussite.
L'unique tragédie lyrique de Charpentier a été créée en 1693 à Paris, sur la pièce éponyme de Thomas Corneille qui s'est emparé du mythe de Médée, immortalisé par Euripide. Saluée à sa création, la pièce connut une longue période d'oubli. Jusqu'à sa redécouverte en 1976 par Jean-Claude Malgoire. Elle devait dès lors être défendue par des chefs comme Michel Corboz, William Christie et Hervé Niquet. L'histoire de la vengeance de Médée qui, après que Jason l'eût délaissée et trahie pour la belle Créuse, laisse périr cette dernière rongée par le feu fatal de la Toison d'or qu'elle a pris soin d'empoisonner, puis tue ses deux enfants, a souvent été mise en musique, aussi bien par Cavalli et Lully que par Cherubini ou Milhaud. L'originalité de l’œuvre de Charpentier est de suivre intimement la versification du livret-pièce de Thomas Corneille d'une grande qualité littéraire. Dans cette approche, la femme infanticide dégage une certaine humanité : Médée humiliée par Jason, bannie de la cité par le roi Créon, paraît aussi victime que criminelle. Les horreurs de son infernale machination, ses appels aux hydres démoniaques du Styx, sa soif d'une vengeance implacable sont légitimés par son statut de femme bafouée, réduite à ne plus avoir d'autres possibilités que la vengeance et la mort de ses propres enfants.
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Musicalement, la partition est novatrice. Il n'existe pas de nette séparation entre récitatifs et arias ou même ensembles. Les courtes arias ou duos sont intégrés dans les dialogues ou procèdent de ceux-ci. Aussi la différence, comme il en est dans l'opéra italien ou chez Haendel, entre recitativo secco, récitatif accompagné, arioso et même aria s'estompe ici, au profit d'une déclamation vocale très flexible. Ce qui se manifeste dans « l'écriture mélodique, harmonique et contrapuntique, par la notation très précise de la déclamation théâtrale, par les choix d'instrumentation assumés, par des développements surprenants », souligne Benoît Dratwicki, du CMBV. Cette exigence de flexibilité conduit à adopter une certaine liberté dans la conduite musicale. De fait, la direction d'Hervé Niquet est extrêmement vivante, la rythmique calée sur la déclamation de la tragédie française chantée, avec ici ou là quelques accélérations porteuses de tension. Car le texte doit rester primordial, la musique le protégeant, le construisant et élucidant son geste et son cheminement. Niquet laisse s'épancher les suprêmes effluves de la musique de Charpentier avec une conviction de tous les instants. La composante du « merveilleux » est bien ménagée, dans les divertissements de fin d'actes. Ses musiciens d'élite du Concert Spirituel la nantissent d'un son d'une souveraine plénitude, avec une mention particulière au continuo et aux flûtes baroques.
Le plateau vocal de classe fait sien un idiome vocal dense et raffiné, éloigné de la brillance. Véronique Gens offre de Médée une composition accomplie, partagée entre amour maternel et haine, raison et fureur irraisonnée, atteignant la grandeur de la tragédie classique française. La diction parfaite, qui jamais ne cherche à exagérer le poids du texte, déploie ses vertus, entre autres, dans l'enchaînement des cinq scènes finales du IIIème acte et ses diverses séquences : un poignant lamento, « Quel prix de mon amour, Quels fruits de mes forfaits », puis un air guerrier et enfin les accents de soif de vengeance alors que la magicienne en appelle à l'exorcisme des démons des enfers. Les confrontations tant avec Jason qu'avec la désormais rivale Créuse sont d'un fort impact. De Jason, Cyrille Dubois offre les prestiges d'une vraie voix de haute-contre à la française, une tessiture aussi rare qu'exigeante, à la quinte aiguë agile. La spontanéité de la narration, comme dans les duos avec Créuse, ne le cède en rien à la douceur de la ligne de chant, qui sait aussi révéler de beaux accents tragiques. Judith van Wanroij prête à la princesse Créuse son timbre de soprano lyrique et met en lumière l'évolution du personnage vers une ambition à peine dissimulée. De sa noble voix de basse, Thomas Dolié campe un roi Créon autoritaire qui atteint, lors du dernier monologue empreint de folie « Noires divinités », une dimension grandiose. Avec une égale puissance, David Witczak assure en Oronte le destin tragique du rival malheureux de Jason dans le cœur de Créuse. Les autres rôles sont parfaitement tenus, contribuant à parfaire un ensemble d'une totale cohérence. Auquel le chœur du Concert Spirituel s'agrège avec bonheur.
La prise de son, à la Cité de la Musique de Soissons, pourvoit une discrète mise en espace. La grande proximité sonore met en avant l'appareil orchestral si particulier de Charpentier, dans lequel se mêlent intimement les voix, tandis que le spectre s'élargit lors des interventions du chœur.
Texte Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Marc-Antoine Charpentier : Médée. Tragédie en musique en un Prologue et cinq actes. Livret d'après la tragédie de Thomas Corneille
- Véronique Gens (Médée), Cyrille Dubois (Jason), Judith van Wanroij (Créuse), Thomas Dolié (Créon), David Witczak (Oronte), Hélène Carpentier (la Victoire/Nérine/l'Amour), Adrien Fournaison (le Chef du peuple/un Habitant/un Argien/la Vengeance), Floriane Hasler (Bellone), David Tricou (un Berger/ premier Corinthien/un Argien/troisième captif), Fabien Hyon (un Berger/Arcas/deuxième Corinthien/la Jalousie), Jehanne Amzal (une Italienne/Cléone/première Bergère/ première Captive/premier Fantôme), Marine Lafdal-Franc (la Gloire/deuxième Bergère/deuxième Captive/deuxième Fantôme)
- Le Concert Spirituel, chœur & orchestre, dir. Hervé Niquet
- 3 CDs Alpha : Alpha 1020 (Distribution : Outhere Muic) en collaboration avec le CMBV
- Durée des CDs : 170 min 43 s
- Note technique : (5/5)
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Marc-Antoine Charpentier, Véronique Gens, Hervé Niquet, Cyrille Dubois, Judith van Wanroij, Thomas Dolié, Fabien Hyon, Adrien Fournaison, David Tricou, David Witczak, Marine Lafdal-Franc, Jehanne Amzal, Hélène Carpentier, Le Concert Spirituel, Floriane Hasler