CD : Beatrice Rana joue Chopin et Beethoven

C'est un rapprochement inattendu que propose Beatrice Rana, la sonate ''Marche funèbre'' de Chopin et l'opus 106 ''Hammerklavier'' de Beethoven. Pour focaliser sur la singularité d'œuvres expérimentales qui « transcendent la condition humaine... et ont toutes deux beaucoup à voir avec la peur de la mort, avec la peur de la solitude », remarque-t-elle.

Ces œuvres ont en effet peu de choses en commun, si ce n'est leur tonalité de Si bémol, mais aussi une forme d'expérimentation. Et ne développent-elles pas un indéniable regard visionnaire ? L'« expérience personnelle » consistant à les rapprocher l'une de l'autre, la pianiste italienne explique l'avoir tentée pendant la période de la pandémie. Singulièrement s'agissant de la Sonate N°29 ''Hammerklavier'' en Si bémol majeur de Beethoven, nouvelle à son répertoire. Écrite en 1818, elle reste l'une des sonates les plus exigeantes du Maître, par son énorme challenge technique et son imposant volet introspectif. Pour cette première approche, Beatrice Rana en propose une exécution très accomplie. L'Allegro est pris à un tempo très soutenu, sans que la fluidité du discours ne s'en ressente. Au développement, les oppositions sont transcendées par un jeu volontairement allégé. Comme il en va du Scherzo dont le thème animé est d'un parfait naturel. L'immense Adagio sostenuto, confession de l'âme, qui « parle tellement de solitude », elle en fait sourdre l'intériorité dans une manière décantée qui fait son miel des oppositions timbriques et d'un usage extrêmement poussé de la dynamique, notamment les registres pp et ppp. Du finale, Beatrice Rana souligne la différence entre l'introduction Largo, où l'on touche à l'impalpable, et la célérité de la Fuga, nul doute une échappatoire à la solitude précédemment ressentie, cultivant là encore de vastes et éblouissants écarts de dynamiques, ce qui souligne l'incroyable modernité de cette page géniale.

La Sonate pour piano N°2 op.35 en Si bémol mineur de Chopin, de 1939, reprend un morceau précédemment composé en 1837 : la fameuse marche funèbre, qui en constituera le 3ème mouvement. Pour souligner l'aspect « incroyablement visionnaire », de cette œuvre, Beatrice Rana creuse là aussi les écarts de dynamique. Le premier mouvement est entamé de manière presque tumultueuse et le développement pourvoit une grande densité à travers son extrême linéarité. Tout comme le Scherzo dont le côté terrifiant est accentué ici par un tempo très rapide, presque boulé. Tandis que le trio, de son thème lyrique figurant quelque espoir, développe la plus belle poétique. La Marche funèbre, Lento, voit s'exacerber la tension dans l'alternance de ses deux thèmes, celui du glas, pris dans un calme hiératique, et celui, au mitan, d'une méditation sombre mais pas triste, presque murmurée dans le jeu de la main droite. La reprise de la marche n'en a que plus de profondeur. Le finale Presto, improbable perpetuum mobile, est ébouriffant, là où les deux mains brodent à l'unisson et dont le génial effleurement est traité ici mezza voce. Rarement interprétation aura mieux mérité le mot de Guy Sacre à propos de cette page inouïe : « les mains à travers le clavier semblent mimer une fuite éperdue, où la raison n'a plus son mot à dire ».

Le rapprochement voulu par la pianiste italienne quant au caractère expérimental des deux œuvres trouve sans doute sa meilleure justification dans le parallèle entre leur dernier mouvement : la vision décidément visionnaire de l'Allegro risoluto beethovénien rejoint l'absolue étrangeté du Presto de la sonate de Chopin.

Elles bénéficient d'enregistrements particulièrement soignés, à la Sala Sinopoli de l'Auditorium Parco della Musica de Rome, offrant au piano tout son relief. Un bel exemple de prise de son studio.
Texte de Jean-Pierre Robert

Plus d’infos

• Frédéric Chopin : Sonate pour piano N°2 op. 35 ''Marche funèbre''
• Ludwig van Beethoven : Sonate N°29 op.106 ''Hammerklavier''
• Beatrice Rana, piano 
• 1 CD Warner classics : 5054197897658 (Distribution : Warner classics)
• Durée du CD : 71 min 20 s
• Note technique :  (5/5)

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