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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : l'incroyable galerie musicale de Yuja Wang

Avec ce nouveau récital capté live à Vienne, Yuja Wang montre aussi bien ses énormes potentialités techniques que son goût pour bousculer la tradition en matière de programmation. Car réunir en un même concert Scriabine, Beethoven et Ligeti, et les associer derechef à Albéniz ou Glass, relève d'une audace proche de la provocation. Crânement assumée !

Audacieuse en effet que la construction du programme. Chacune des deux parties du concert viennois donné le 26 avril 2022 est organisée en trois phases : elle s'ouvre par une courte pièce, en l’occurrence d'Albéniz, à laquelle s’enchaîne une sonate (de Scriabine, de Beethoven), pour se conclure par une œuvre d'un musicien réputé pour son non conformisme (Kapustin) ou son avant-gardisme (Ligeti). Autant dire que l'auditeur se voit contraint d'enjamber les époques, de télescoper les styles musicaux. Mais point ici de tableaux figés d'une exposition imaginaire. Une galerie musicale plutôt où chaque morceau vit de sa propre vie. On sait depuis longtemps que Yuja Wang pratique la musique sans tabou et bannit tout cloisonnement. Et qu'elle adapte son jeu en un tournemain. Une constante semble l'animer : le souci d'une sorte de flux organique entre les œuvres, fussent-elles de facture fort différente, le tout conçu dans la recherche d'une cohérence nouvelle : le contenu expressif de chaque œuvre jouée doit évoquer ou suggérer la pièce suivante.

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Après ''Málaga'' d'Albéniz, extrait d'Iberia, et son énergie presque irrépressible, la Sonate N°3 op.23 de Scriabine en Fa dièse mineur ne manque pas son impact virtuose, et ce jusque dans le registre ppp. Cette œuvre (1898) sous-titrée ''États d'âme'', brille sous les doigts de la pianiste chinoise d'une urgence visionnaire dès le Drammatico initial et ses vastes accords de la main gauche, puis à l'Allegretto presque détendu dans les trilles émaillant peu à peu un discours qui s'anime. Si l'Andante paraît un moment de réflexion et de poésie, le Presto con fuoco final offre au piano une manière on ne peut plus percussive, mais qui sait laisser place à l'accalmie. Les deux Preludes N°11 & N°10 de Nikolai Kapustin (1937-2020), nous entraînent dans un style jazzy revisité par cet auteur russe au langage démonstratif, que Wang promeut à cette occasion.

La seconde partie du concert est encore plus originale, presque déroutante. Elle s'ouvre de nouveau sur un morceau d'Albéniz, ''Lavapiés'', joliment bavard dans son allure de Jota. Étonnante introduction à la Sonate pour piano N°18 op.31/3 de Beethoven. En quatre mouvements, cette œuvre est assez atypique, eu égard encore à son unité thématique et surtout à ses modes fréquents d'accélération-ralentissement, créant un effet de surprise toujours avivé. Wang l'a peut-être choisie pour ces dernières caractéristiques. Elle en livre une vision inventive, comme nourrie à la fréquentation d'autres compositeurs postérieurs au Maître de Bonn. On admire la spontanéité de l'Allegro d'entame, sa vaillance en termes de rythme staccato et d'articulation, à la fois empreinte de légèreté et de force, jusqu'à des accords fracassants. Le Scherzo, Allegretto vivace, possède ici une rythmique alliant souplesse et robustesse, un brin agressive par moments. Le cantabile du Menuetto n'appuie pas sur l'indication grazioso. La mélodie en ressort comme dégraissée. Le Presto con fuoco évoque une course haletante. L'art de Wang, sa bravoure, éclate à chaque page dans un continuum prestissime, aussi immatériel que sûrement pensé. Après cela, les deux Études de Ligeti poussent la démonstration à son paroxysme : l’Étude N°6 ''Automne à Varsovie'' voit traiter ses motifs superposés comme le travail sur les notes aiguës du clavier jusqu'au percussif presque métallique. Avec l’Étude N°13 ''L’escalier du diable'', la technique s’affole : Wang distille ''les trilles du diable'' au piano !

Les bis, sans doute moins nombreux que chez son collègue Sokolov, ne sont pas moins généreux et d'un rare éclectisme. L’Étude N°6 de Glass, qui permet une latitude interprétative assez large, ira ici du murmure impalpable au formidable climax. La Danzón N°2 pour orchestre (dans une transcription pour piano) du compositeur mexicain Arturo Márquez (*1937), offre une danse de type espagnol revisitée façon jazzy. Contraste avec l'Intermezzo op.117 N°3 de Brahms d'une poétique raffinée dans une manière comme berçante. Wang démontre là encore combien elle maîtrise l'art de la demi-teinte. Plus inattendu, le récital s'achève sur une ''Mélodie'', transcription d'une page d'Orphée et Eurydice de Gluck, dans le registre de la méditation jusqu'à des pppp évanescents. On l'aura compris, voilà un disque à part. Magnifiquement capté au Konzerthaus de Vienne.
Texte de Jean-Pierre Robert

Plus d’infos

  • ''The Vienna recital''
  • Isaac Albéniz : Málaga. Lavapiés (extr. d'Iberia)
  • Alexander Scriabine : Sonate pour piano N°3 op.23
  • Nikolai Kapustin : Prelude N°11. Prelude N°10 (ext. de 24 Jazz Preludes op.53)
  • Ludwig van Beethoven : Sonate pour piano N°18 op.31/3 ''La chasse''
  • György Ligeti : Étude N°6 ''Automne à Varsovie''. Étude N°13 ''L'escalier du diable''
  • Philip Glass : Étude N°6
  • Arturo Márquez : Danzón N°2 (transcr. pour piano de Leticia Gómez-Tagle)
  • Johannes Brahms : Intermezzo op.117 N°3
  • Christoph Willibald Gluck : Mélodie (ext. d'Orphée et Eurydice ; arr. pour piano de Giovanni Sgambati)
  • Yuja Wang, piano
  • 1 CD Deutsche Grammophon : 4864567 (Distribution : Universal Music)
  • Durée du CD : 78 min 20 s
  • Note technique : (5/5) 

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