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  • Jean-Pierre Robert
  • Musique

CD : Anniversaire Fauré – Lucas Debargue joue l'intégrale de la musique pour piano seul

L'intégrale de la musique de piano seul de Gabriel Fauré qu'offre Lucas Debargue présente la caractéristique d'être chronologique, ce qui permet de mesurer l'évolution du style du musicien vis-à-vis d'un corpus exigeant pratiqué avec constance. Elle possède aussi la singularité d'être jouée sur un instrument nouveau, le piano Opus 102 de Stephen Paulello, ce qui lui confère une portée expérimentale, aux dires de l'interprète. Une somme essentielle et une passionnante expérience.

Les compositions pour piano seul émaillent les diverses périodes créatrices de Gabriel Fauré, de 1863 à 1922, s'étendant ainsi sur quelques six décennies. Au cours desquelles le maître, au fil de l'évolution de son style, a toujours cultivé le concept de musique pure, au prix peut-être d'un certain hermétisme dans ses dernières compositions. Les genres pratiqués sont les plus divers, Nocturne, Impromptu, Valse, Barcarolle, mais aussi Romance sans paroles, Prélude ou encore Thème et variations. Il reste que s'il rattache ses pièces pour le piano solo aux genres traditionnels pratiqués par la musique romantique, Fauré accorde une importance toute relative à la forme. Vladimir Jankélévitch va jusqu'à considérer que « toutes les œuvres de Gabriel Fauré sont à quelque degré des variétés de nocturne ! ».  Comme nul autre, cet auteur aura saisi avec autant d'acuité « les contradictions résolues » du langage de Fauré : « évasif et précis, négligent et rigoureux, nonchalant et perpétuellement mobile comme les eaux vivantes, mystérieux et limpide comme un regard d'enfant, absent et présent comme une nuit d'été, lointain et prochain comme une amie, distant et passionné comme un cœur secret, patent et latent comme une âme » (in ''Fauré et l'inexprimable'', Plon, 1974).   

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Cette musique de l'âme a peu d'équivalents dans la littérature pianistique de par sa riche polyphonie, le sentiment d’improvisation au fil de pièces pourtant souvent structurées en trois parties, le souci du développement allant jusqu'à l'imprévisible. Remarquables encore : l'art de la métamorphose du thème au gré des changements d'harmonie, la différentiation des climats, de la douce mélodie à la montée en puissance passionnée, jusqu'au climax véhément. L'étrangeté de certaines pièces enfin peut conduire à une étonnante exploration harmonique, voire à une forme d'abstraction.

Sans se pencher sur l'étude de chacune de ces pièces, que Debargue explicite avec pertinence dans son essai accompagnant les disques, fort utile compagnon d'écoute, on relèvera quelques joyaux marquant cette intégrale. Ainsi de la Ballade op.19 « une effusion certes passionnée, mais pleinement en accord avec le monde : on n'y trouve pas trace de la moindre angoisse ou révolte romantique », l'Impromptu N°2 et son rythme de tarentelle à la main gauche, les trois Nocturnes de l'op.33, dont le second est proche du modèle chopinien, le Nocturne N°5 d'« une grande complexité de structure et d'écriture », révélant une partie centrale agitée en forme de presque valse brillante, les quatre Valses-Caprices, dont la N°3, « tour de force musical ». La Barcarolle N°3, proche « de certaines rêveries baudelairiennes ». L'étrangeté de la Barcarolle N°7, menant au bord presque du malaise. Le Nocturne N°9 et sa manière dissonante, chemin vers la dernière manière. Et bien sûr, parmi les ultimes compositions et leur style dépouillé, le Nocturne N°11, élégiaque, empli de tendresse et de passion, la Barcarolle N°10 aux développements imprévisibles, « les tourments chromatiques » de la Barcarolle N°11, le Nocturne N°12 « d'une noirceur absolue et sauvage », emportant quelque chose d'inquiétant.

Intéressantes aussi les différences d'approche en termes de climat s'agissant de pièces composées simultanément, tels le Nocturne N°6 et la Barcarolle N°5, si opposées : atmosphère lyrique et fantastique dans le premier cas, véhémence, presque violence, dans le second. Au titre des pièces moins connues, Thème et variations op.73, où transparaît l'influence des Études symphoniques de Schumann, forme un ensemble séduisant malgré sa complexité d'écriture. Les Huit Pièces brèves op.84 offrent « un portrait assez riche du compositeur », dans leur variété d'inspiration, dont deux fugues. Toutes respirent la fraîcheur. Le cahier des Neuf Préludes op.103, « un des joyaux du catalogue de Fauré, injustement négligé par les pianistes » estime Debargue, pousse loin l'exploration harmonique, certains étant traités comme des études. Appartenant à la dernière manière du musicien, ils sont souvent proches de l’insaisissable. S'y vérifie une des caractéristiques de la musique de Fauré, celle de « fuir toute insistance indiscrète », relève encore Jankélévitch.

Tout au long de ce formidable parcours musical, l'interprétation de Lucas Debargue convainc par son appropriation de la singularité de l'écriture fauréenne, ses sinuosités, ses modulations, l'art de suggérer. Cet univers souvent paradoxal où le flou voisine avec le clair. C'est ici une vision fuyant toute idée de remplissage, comme le professait le Maître, jusque dans les méandres de ses développements. Mais aussi tournant le dos à une approche de facilité, qui promouvrait la musique d'un musicien charmeur, comme ses détracteurs se plaisent à le qualifier. Elle peut, par son souci de rigueur, conduire parfois à une forme d'austérité. En tout cas elle est servie par un jeu d'une extrême fluidité et toujours mu par la recherche d'équilibre, même si les contrastes sont creusés entre accès de puissance, jusqu'à la véhémence (Valses-Caprices, Barcarolle N°5), et traits recueillis, presque immatériels (Barcarolle N°6, Nocturne N°11, Barcarolle N°13). Au final, elle présente un Fauré dans la pleine lumière.

Le choix de l'instrument joué y est pour beaucoup. Lucas Debargue explique avoir opté pour le piano Opus 102 du facteur Stephen Paulello - ainsi appelé parce que comportant 102 touches, au lieu des 88 habituelles. Eu égard, selon lui, à ses deux caractéristiques essentielles : « la possibilité de changer instantanément de nature de son, et la clarté idéale qu'il permet dans l'exécution des passages où la polyphonie est particulièrement dense ». De fait, l'instrument se signale par l'identité des registres et la transparence de leur spectre, comme épuré : sonorité cristalline des notes aiguës, surtout lorsque jouées détachées, médium lumineux permettant aussi des teintes comme acidulées, enfin graves naturels et non résonants, nullement capiteux comme ceux d'un Steinway. Reste qu'on ne peut plus différente de ce dernier instrument en termes de rondeur du son, l'écoute n'est pas toujours aisée. Si le registre médian laisse une impression de limpidité, celui de la partie aiguë du clavier peut s'avérer très percussif et non sans une certaine dureté dans le fff. Mais on retrouve peut-être les sonorités claires des pianos de la fin du XIXème, et ainsi de la période de composition des œuvres. Il est indéniable, au demeurant, que les présentes qualités interprétatives s'adaptent aux caractéristiques de l'instrument joué. Comme l'a souhaité le présent interprète, qui a conçu son enregistrement « dans un esprit de recherche ».

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La prise de son dans le Studio Atelier du facteur Paulello, en Bourgogne, offre une image sonore claire et immédiate. Le spectre est large, proche de l'estrade de concert. Au demeurant on est loin des captations des effluves éclatantes, souvent ronflantes, du (trop ?) confortable Steinway Grand. Il est conseillé en tout cas, de procéder à une écoute séquencée afin de savourer toutes les vertus de cette géniale musique.
Texte de Jean-Pierre Robert

Plus d’infos

  • Gabriel Fauré : intégrale pour piano solo
  • Lucas Debargue, piano
  • 4 CDs Sony classical : 19658849882 (Distribution : Sony Music Entertainment)
  • Durée des CDs : 62 min + 67 min 42 s + 67 min 52 s + 65 min 47 s
  • Note technique : etoile verteetoile verteetoile verteetoile verteetoile verte (5/5)

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