CD : les excursions de Mr. Brouček, opéra de Janáček

Cette nouvelle version de l'opéra peu connu de Janáček, Les excusions de Mr. Brouček, vient enrichir une discographie essentiellement marquée par des interprétations d'artistes tchèques. Celle-ci s'inscrit haut la main en haut de la discographie, au demeurant dotée d'une excellente technique d’enregistrement.

L’unique opéra burlesque de Leoš Janáček, Les excursions de Mr. Brouček, aura connu une longue gestation, de 1906 à 1917, singulièrement quant à la confection de son livret, passée entre plusieurs mains dont celle du compositeur lui-même. Il sera créé en 1920 au Théâtre National de Prague. Avec les forces duquel il est enregistré un siècle plus tard pour la présente version CD. À partir de nouvelles du poète Svatopluk Čech, la trame conte une double fable satirique et édifiante : les rêves successifs que vit un quidam, homme ordinaire, vantard mais pleutre, matérialiste, adepte des beuveries de l'auberge praguoise de la Vikárka. Ce cousin de l'Oblomov russe va se trouver propulsé d'abord sur la lune parmi une communauté d'êtres éthérés, incompressibles admirateurs de la beauté, ensuite au XVème siècle, à l'époque de l'épopée hussite, le jour de la bataille de la montagne Vítkov en 1420. C'est peut-être cette juxtaposition d'épisodes dissemblables, non retenue à l'origine, qui a pu nuire à la popularité de l’œuvre parmi les autres opéras du musicien, comme Jenůfa, Kát'a Kabanová ou La Petite renarde rusée. 

Pour mettre en musique ce diptyque et tirer parti de toute la satire métaphorique comme du caractère surréaliste des situations dans lesquelles est successivement plongé son héros, Janáček a conçu deux univers différents, à partir d'un tronc commun : le Prague quelque peu décadent où évolue normalement Brouček au quotidien. La première partie oppose des moments naturalistes (la taverne que fréquente Brouček, où il croise les figures de la belle Málinka et de son amoureux Mazal) et fantastiques (Le Temple de tous les Arts sur la lune), creuse les contrastes, complexifie les rythmes. Climat tout autre, s'agissant de l'épisode du XVème siècle, plus dramatique (le héros désormais directement visé par la satire est moins comique), et fait de pathos eu égard au contexte guerrier. On retrouve en tout cas partout dans l’œuvre les procédés chers au compositeur. D'abord l'emphase sur le caractère fragmenté et presque incohérent du langage, s'approchant plus du naturel du discours parlé que de sa forme littéraire. Ensuite la patte typique du musicien tchèque avec ses grands élans de lyrisme, ses rythmes de valse, son usage bien particulier du Leitmotiv. Enfin le pouvoir évocateur et la densité du discours jusque dans les grands climax, mais aussi dans les passages chambristes où dominent les bois. Le tout dans un continuum souvent haletant, confrontant l'auditeur, en un tournemain, à des moments chargés de tension ou à des plages de répits émotionnels, telle la fin de l'épisode sur lune ou, plus tard, les interrogations pathétiques de Brouček dans les souterrains de Prague au Moyen-Âge.

La présente interprétation, confiée à un cast entièrement tchèque, rivalise de qualités. Le frisson de la scène qu'il communique vient nul doute du fait que la distribution est identique à celle de représentations données au Théâtre National de Prague, contemporaines de l'enregistrement (2021). Grâce d'abord à une direction d'orchestre méticuleuse. À la tête de l'orchestre de ce théâtre, dont il était alors directeur musical, Jarolslav Kyzlink, considéré comme un spécialiste de Janáček, insuffle à la partition une indéniable pulsation qu'impose son intensité, grâce à des musiciens qui en possèdent l'idiome sur le bout de doigts. Des nombreux solistes, chacun assurant plusieurs rôles, on détachera la soprano Alžbĕta Poláčková, agile et émouvante dans les incarnations de Málinka, Etherea et Kunka, la basse sonore de Jirí Sulženko (Würfl/Wonderglitter/Le conseiller), et le ténor Aleš Briscein, qui de son timbre lyrique, confère aux personnages de Mazal, Azurean et Petřík une aura de jeunesse. Quant au ténor plus héroïque de Jaroslav Březina, il apporte au rôle exigeant vocalement de Matěj Brouček une vraie consistance, du fff tendu à l'extrême douceur, tout en assumant les diverses facettes de cette figure dont l'étroitesse d'esprit n'est pas la moindre des caractéristiques. Mention superlative encore au chœur de l'Opéra de Prague pour sa contribution essentielle. 

La prise de son contribue à la réussite de l'entreprise : dans la belle acoustique ''ouverte'' du Rudolfinum de Prague, elle rend compte de la complexité de l’œuvre et de son impact dramatique, par exemple par des effets de distanciation dans l'espace sonore. L'équilibre des forces, voix-orchestre-chœurs (quoique ceux-ci placés uniformément à l'arrière-plan) est parfaitement jugé.
Texte de Jean-Pierre Robert 

Plus d’infos

• Leoš Janáček : Les excursions de Mr. Brouček. Opéra en deux parties et quatre actes. Livret de Leoš Janáček, František Serafínskŷ Procházka, Viktor Dyk & František Gellner
• Jaroslav Březina (Matěj Brouček), Aleš Briscein (Mazal/Azurean/Petřík), František Zahradníček (Le sacristain/Lunigrove/Domšík), Alžběta Poláčková (Málinka/Etherea/Kunka), Jirí Sulženko (Würfl/Wonderglitter/Le conseiller), Roman Janál (Le poète/Clouchy/Autre voix), Jirí Brükler (Svatopluk Čech/Le barde Vacek/Premier taborite), Martin Šrejma (Le compositeur, un Joueur de harpe/ Miroslav l'orfèvre), Josef Moravec (Le Peintre/L'arc en ciel glorieux/La voix du professeur/Vojta/Deuxième taborite), Doubravka Součková (La jeune servante/ l'Enfant prodige/Un étudiant), Stanislava Jirků (Kedruta)
• Chœur du Théâtre National de Prague, Martin Buchta, Pavel Vanĕk, chefs de chœur
• Orchestre du Théâtre National de Prague, dir. Jaroslav Kyzlink2 CDs Supraphon : SU 4339-2 (Distribution : DistrArt Music)
• Durée des CDs : 69 min 43 s + 61 min 20 s
• Note technique :  (5/5) 

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