CD : Grigory Sokolov enchante Purcell et Mozart
Cet album reprend le programme des récitals de la saison 2022/2023, au cours desquels Grigory Sokolov réunissait Purcell et Mozart. Un rapprochement inédit, aussi audacieux que révélateur, où le pianiste russe impose encore une fois une proposition artistique sans pareille.
En première partie, Grigory Sokolov propose une sorte de cycle donné sans interruption associant trois Suites et six courtes pièces d'Henry Purcell, tirées d'un recueil d’œuvres publiées posthume en 1696, intitulé A collection of Lessons for the harpsichord or spinnet. Ces œuvres, peu connues, révèlent certaines étrangetés mélodiques aussi bien qu'harmoniques, voire structurelles. Ce qui fait dire au claveciniste Richard Egarr, à propos des Suites qu'elles « chatoient de beautés sublimes et révèlent à la fois des profondeurs déchirantes et un humour loufoque ». Mais pourquoi interpréter Purcell sur un piano moderne ? C'est, selon Sokolov, le seul moyen de développer l'expression subtile et la dynamique si précisément mesurée, au cœur même de ces pièces, tout en suscitant l'impression des sons comme de cornemuse et de trompette éclatante que peut produire le piano moderne. De fait, les trois Suites choisies installent un étonnant fourmillement de détails par un jeu extrêmement fluide, très lié dans les trilles émaillant le discours, et l'absolue transparence des lignes. Ainsi de l'alacrité nullement mécanique et respirant l'allégresse du Prélude de la Suite en Sol mineur ou du staccato presque mordant de sa Sarabande finale. De même l'infinie douceur de l'Allemande de la Suite en La mineur ou le sentiment de presque rêverie de la Sarabande qui la conclut. Sans parler du vaillant et gaillard Hornpipe qui termine la Suite en Ré mineur. Les autres courtes pièces avec lesquelles Sokolov introduit, agrémente ou achève son cycle sui generis déploient pareils naturel et vivacité, ajoutés à l'habileté dans l'enchaînement de ces miniatures avec les morceaux plus conséquents. Ainsi, par exemple, la Chaconne en Sol mineur avec ses cascades de trilles extrêmement vivants, enroulements de notes sans fin, de plus en plus complexes, respire-t-elle une sorte d'évidence, emportant une vraie joie de vivre. Ce qui au concert, en l'occurrence au Théâtre des Champs-Élysées en mai 2023, pouvait donner l'impression d'une certaine austérité, lors qu'on ne percevait pas toujours la césure entre morceaux, s'avère révélateur au disque d'un étonnant nuancier d'états d'esprit, dont une forme d'humour british n'est pas le moindre.
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Mozart occupe la seconde partie du récital. Et d'abord la Sonate N°13 K333 en Si bémol majeur, qui selon les récentes recherches, a été composée non pas en 1778, au retour du second voyage en France, mais en 1783, donc contemporaine de la Symphonie N°36 K425 ''Linz''. Le début enjoué de l'Allegro, Sokolov le prend rapide, allègre, comme il en sera du développement toujours mené dans un rythme soutenu, ses accents mordants souplement articulés, jusque dans la dentelle de ses trilles. L'Andante cantabile médian porte un calme serein, traversé en son centre par quelque épanchement du cœur, des hésitations évoquant plus la désolation que la joie, quoique sans tristesse. Tandis que l'Allegretto grazioso final montre une belle allégresse dans cette écriture quasi concertante qui offre même l'amorce d'une cadence. Une allégresse qui n'est nullement de façade, côtoyant accords assénés et silences éloquents, comme de brèves interrogations lancées en détresse. Un sommet pianistique. Vient alors l'Adagio K540 en Si mineur, de 1788. Une tonalité rare chez Mozart. Là encore Grigory Sokolov fait sourdre la mélancolie presque funèbre d'un morceau en forme de bouleversante prière dans son chromatisme, ses harmonies audacieuses et l'expression d'un déchirement dans le retour quasi obsessionnel du thème et sa résolution par des accords fff. Le pianiste instaure ici une dramaturgie à travers un travail particulièrement perspicace sur la dynamique et l'expressivité, jusqu'à une péroraison combien pensée dans la raréfaction du matériau sonore, atteignant une sorte d'immatériel.
L'ultime partie du récital, la traditionnelle ''troisième '' d'un concert Sokolov, savoir l'heure toujours substantielle des bis, propose un florilège plus ou moins inattendu. On y rencontre bien sûr Rameau, avec ''Les sauvages'', un morceau signature, mais aussi ''Tambourin'', extrait de la Suite en Mi mineur, et sa guirlande de trilles sans fin, festival de notes piquées à la main droite sur un accord lancinant de la gauche. Puis Chopin. Le Prélude op.28 N°15 en Ré bémol majeur, dit de la ''goutte d'eau'', page d'abord sereine, ménage en son centre une formidable montée en puissance dans la tonalité tout en contraste d'Ut dièse mineur. La Mazurka op.63 N°2, parmi les dernières pièces composées par le musicien, évoque la nostalgie, le Zal polonais. Sokolov est dans l'une et l'autre pièce confondant de naturel, au-delà de toute idée de virtuosité. Comme enfin avec le Prélude BWV 855 de JS Bach en Mi mineur, dont il a choisi la transcription en Si mineur due à Alexander Siloti. Un cheminement apparemment sans fin, à travers des guirlandes de notes persistantes, conduit l'auditeur vers la félicité céleste.
Les captations lors de deux concerts, en août 2023, à l'Auditorio Kursaal de San Sebastián (Mozart) et au Palacio de Festivales de Cantabria de Santander (Purcell & bis), saisissent glorieusement le Steinway Grand dans ses couleurs aiguës cristallines et ses basses naturelles.
Texte de Jean-Pierre Robert
Plus d’infos
- Henry Purcell : A Ground in Gamut. Suite en Sol mineur. A New Irish Tune ''Lilliburlero''. A New Scotch Tune. Trumpet Tune ''Cibell''. Suite en La mineur. Round O. Suite en Ré mineur. Chaconne en Sol mineur
- Wolfgang Amadeus Mozart : Sonate pour piano N°13 K333. Adagio en Si mineur K540
- Bis de Jean-Philippe Rameau (''Les sauvages'' ; ''Tambourin''), Frédéric Chopin (Prélude en Ré bémol majeur op.28 N°15 ; Mazurka en Fa mineur op.63 N°2), JS Bach (Prélude en Mi mineur BWV 855, arr. en Si mineur d'Alexander Siloti)
- Grigory Sokolov, piano
- 2 CDs Deutsche Grammophon : 486 6263 (Distribution : Universal Music)
- Durée des CDs : 37 min 29 s + 57 min 33 s
- Note technique : (5/5)
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