CD : Igor Levit et Brahms, une magistrale immersion
Après s'être attaqué aux Sonates de Beethoven, et les avoir marquées d'une empreinte certaine, Igor Levit se tourne vers Brahms. Le présent album juxtapose, de manière inédite et pour le moins originale, les deux concertos et les quatre derniers cycles pour piano seul, des œuvres ayant stylistiquement peu de choses en commun. La maestria du pianiste reste partout en évidence, singulièrement dans les pièces solo.
Avec la complicité de Christian Thielemann et des musiciens du Wiener Philharmoniker, le pianiste russe livre des deux concertos de Brahms une approche pleine d'élan et soucieuse de l'infini détail, creusant les contrastes de dynamique et de tempos. Le Premier Concerto pour piano en Ré mineur op.15 trouve vision grandiose, alliant rudesse et tendresse d'une œuvre profondément romantique, typique de la manière dite ''nordique'' du musicien. Ainsi du Maestoso, introduit par le chef de manière moins abrupte que de coutume, laissant ensuite évoluer un discours pianistique souverain, enveloppé par la petite harmonie ou les cuivres. Sommet méditatif et de rêverie, l'Adagio bénéficie d'un orchestre soyeux et d'un piano pénétré de douceur, chef et soliste cherchant loin dans la nuance expressive. Un voile de mélancolie traverse cette séquence, comme lorsqu'à la fin du développement, tandis que la dynamique se décante, le soliste entame la brève cadence en trilles. Tout en contraste, le Rondo final apporte un vent de gaieté rustique. Dans le tempo entraînant insufflé par Thielemann, le piano de Levit se montre bondissant et tout de transparence dans l'échange incessant avec l'orchestre. Concluant une interprétation qui asservit la grandeur à une rare plasticité sonore.
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La lecture du Concerto N°2 pour piano en Si bémol majeur op.83 se place délibérément sur le versant démonstratif. Ce que l'œuvre possède, certes, d'écriture plus virtuose que la précédente, Levit semble l'accentuer et afficher une certaine radicalité. Ainsi l'Allegro ma non troppo, débuté fier, prend-il une tournure résolument brillante avec l'entrée du piano qui semble assurer le leadership dans une allure comme propulsée, non sans quelque sécheresse. L'Allegro appassionato est tout aussi nerveux dans l'exposé du Ier thème. Si le second est plus retenu par Thielemann, le pianiste n'en reste pas moins sur sa lancée. Le trio de ce « joli petit scherzo », selon le mot de Brahms, ne s'attarde pas sur le ton populaire et la coda revient à un geste très appuyé, ce qui conduit l'orchestre à épouser la nervosité ambiante. Si l'Andante se distingue par sa poésie avec le solo discret du violoncelle et l'expressivité de l'accompagnement prodigué par le chef, le piano évoluant comme murmuré, l'Allegretto grazioso final adopte une manière de danse sautillante, quoique le mode soutenu prenne vite le dessus. Le basculement de la séquence Un poco piú presto est un bon exemple de la vision de Levit, non exempte de véhémence, parfois de brutalité.
Ces interprétations extrêmement brillantes ne remettent pas en cause la hiérarchie des versions existantes, Gilels/Jochum, Freire/Chailly, Pollini/Abbado ; sans parler de la vision hors concours d'András Schiff.
L'appréciation est toute autre quant aux pièces solos, en l'occurrence les quatre derniers opus pour piano seul. Ces cycles, composés en 1872 et 1873, sont de caractère méditatif, telles des confidences posées sur un journal intime. Empreints de mélancolie, Brahms les qualifiait lui-même de « berceuses de ma douleur ». Formellement, les pièces empruntent essentiellement aux genres de l'intermezzo, du caprice, de la ballade, distinction souvent subtile chez le compositeur, quoique les indications de tempo permettent de déceler de réelles différences. Levit est ici à son meilleur, rejoignant le peloton de tête des interprètes de ces œuvres, Michelangeli, Pogorelich ou Schiff. Grâce à un jeu épuré, soucieux des nuances de dynamique et de la riche palette de couleurs qu'elles recèlent. Ainsi les Sept Fantaisies pour piano op.116, savoir trois Caprices et quatre Intermezzos, emmènent-elles l'auditeur dans des contrées tour à tour fantastiques ou rêveuses, rythmiquement assurées, voire emportées, tel le Caprice en N°3 qui possède l'élan d'un scherzo, ou plus calmes, comme le méditatif Intermezzo N°6, souplement balancé. On rencontre pareille atmosphère sombre dans les Trois Intermezzos op.117, paysages automnaux, tous marqués Andante : une sorte de berceuse, suivie d'une page inquiète, plus consolatrice au médian, et enfin d'une autre presque funèbre, amère, typique de la dernière manière de Brahms.
Avec les Six Pièces pour piano op.118, Brahms utilise des genres variés, les Intermezzos surtout, mais aussi la Romance et la Ballade. Les premiers livrent des pages passionnées ou élégiaques, d'écriture hachée ou méditative. La Romance, seul morceau de ce type dans la littérature pianistique de Brahms, évoque une idylle pastorale, en particulier durant l'épisode central, telle une façon de musette. Tandis que la Ballade, marquée Allegro energico, possède un climat légendaire par l'usage d'harmonies archaïques. Enfin le recueil des Quatre Pièces pour piano op.119 marque comme une ultime décantation de l'écriture. D'abord au fil de trois Intermezzos, successivement d'une gravité douloureuse, puis plus agité, rappelant la fièvre des pièces de jeunesse, enfin dans un Grazioso e giocoso de caractère presque schubertien. La Rhapsodie qui termine le cycle, marquée Allegro risoluto, figure un ultime sursaut, alternant thème triomphant, épisode légendaire et lyrisme pathétique.
Les enregistrements des concertos, live en concert au Musikverein de Wien en coproduction avec la Radio-télévision autrichienne et Unitel, sont d'un extrême relief, ménageant une parfaite interaction piano-orchestre. Les pièces pour piano seul, captées en studio à Hanovre, bénéficient également d'une acoustique très naturelle.
Texte de Jean-Pierre Robert
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Plus d’infos
- Johannes Brahms : Concerto pour piano et orchestre N°1 op.15. Concerto pour piano N°2 op.83
- Sept Fantaisies op.116. Trois Intermezzi, op.117. Six Klavierstücke op.118. Quatre Klavierstücke op.119
- Igor Levit, piano
- Wiener Philharmoniker, dir. Christian Thielemann
- 3 CDs Sony Classical : 19658897652 (Distribution : Sony Music Entertainment)
- Durée des CDs : 47 min 45 s + 48 min 06 s + 78 min 28 s
- Note technique : (5/5)
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