CD : l'émerveillement du conte lyrique Le Rossignol de Stravinsky

Captée lors de mémorables représentations au Théâtre des Champs-Élysées en 2023, cette version du conte lyrique Le Rossignol réunit un cast quasi idéal soutenu par une direction flamboyante. Rendant pleine justice à une œuvre singulière dans la production d'Igor Stravinsky, mais combien attachante.

Créé à Paris au Palais Garnier en 1914, sous la direction de Pierre Monteux, Le Rossignol connut une curieuse genèse. Débuté en 1908 par un jeune compositeur encore dans le sillage de son maître Rimski-Korsakov, le projet sera abandonné après le premier tableau. Il sera repris quelques années plus tard à la demande de Serge de Diaghilev pour les Ballets russes. Composée en deux temps, l’œuvre peut paraître hybride, car au cours de son élaboration, les trois ballets emblématiques, L'Oiseau de feu, Petrouchka et le Sacre du printemps, auront profondément modifié le style du musicien. Le décalage esthétique est certes patent entre ce qui correspond désormais au Ier acte, où se ressent une forme de la luxuriance coloriste héritée de Rimski, et les deux suivants qui offrent une palette orchestrale dérivée des trois ballets cités : riches sonorités, contours mélodiques plus dessinés et rythmique incisive. Mais en fait, la première partie fait figure de prologue aux deux suivantes où se concentre l'action. En outre, quelques motifs conducteurs innervent l'entière partition, tel celui mélancolique associé au Pêcheur. La réintroduction de la voix de ce personnage, à la toute fin de l’œuvre, achève d'unifier la fable, la confortant dans son atemporalité.

Intitulé conte lyrique, Le Rossignol est une fable édifiante dans sa dimension allégorique, sur fond de rêverie orientale. Dans une Chine imaginaire, un pêcheur célèbre la beauté de la nature à travers le chant sublime d'un oiseau. Venant à passer, la cour de l'Empereur décide de convaincre le rossignol de chanter pour celui-ci (acte I). Alors qu'il s'acquitte de cette tâche pour le plus grand ravissement du monarque, une délégation du Prince du Japon vient faire présent à l'empereur d'un rossignol mécanique. Fasciné par cet objet nouveau, celui-ci veut le comparer au vrai volatile. Mais ce dernier s'est envolé, au grand dam du souverain qui le bannit et ordonne que l'objet mécanique soit placé auprès de lui (acte II). Plus tard, l'Empereur est aux prises avec La Mort. Le Rossignol, revenu malgré l'édit impérial, brave La Mort, exigeant qu'elle rende à l'Empereur couronne, glaive et étendard. Vaincue, celle-ci disparaît. Retrouvant ses forces, L'Empereur offre au Rossignol ''la première place''. La portée philosophique est évidente : la liberté créatrice du vrai rossignol triomphe sur le côté mécanique et sans âme du rossignol artificiel. La machine, synonyme de mort, malgré la fascination qu'elle exerce, n'étendra pas son emprise sur le monde.

La présente exécution tutoie l'idéal et la saisie live - dans la mise en scène d'Olivier Py – en décuple l'authenticité théâtrale, sans jamais verser dans le soulignement du trait. Sabine Devieilhe domine la distribution par une prestation d'un fascinant naturel, conjuguant intensité et précision, depuis la première intervention comme improvisée, jusqu'aux vocalises éthérées de la ''Chanson du rossignol'' à l'acte II, enfin à la belle résolution de l'oiseau qui refusant toute récompense matérielle, se promet de continuer à enchanter par son chant : ''je chanterai jusqu'au matin, je chanterai jusqu'à l'aurore''. À ses côtés, Cyrille Dubois, de son ténor lumineux et du raffinement de sa ligne vocale, pare le rôle de quasi-récitant du Pêcheur d'une aura de lyrisme bienfaisant. Jean-Sébastien Bou campe un Empereur de Chine tour à tour fier et humble car reconnaissant. De son timbre de contralto puissamment coloré, Lucile Richardot incarne le personnage intrigant de La Mort. Laurent Naouri habite de sa diction incisive légendaire celui du Chambellan. Les choristes de l'Ensemble Aedes assurent aussi bien le rôle du Chœur que celui de solistes, complétant la réussite vocale.

Surtout, la direction de François-Xavier Roth, qu'on a plaisir à retrouver depuis son retrait contraint de la scène musicale, fédère cette interprétation. Elle unifie le chatoiement musical du début et l'audace subséquente de l'écriture. Que ce soit par la justesse du ton, que magnifie le recours à des instruments d'époque du début du XXème siècle, visant à « rendre justice aux timbres », comme il le souligne. Là où les musiciens des Siècles font merveille de cohésion, de transparence et de rectitude rythmique. Ou par le soin apporté à l'assortiment des couleurs et l'agencement des rythmes, entraînant à chaque instant l'auditeur dans la magie stravinskienne. La conduite attentionnée des solistes n'a d'égale que la clarté et l'extrême précision avec lesquelles il ménage les passages instrumentaux émaillant la partition (Introduction, Marche chinoise, Marche des Spectres).

La captation live au Théâtre des Champs-Élysées est un modèle d'équilibre voix-orchestre, contribuant au ravissement de l'écoute de cette œuvre étonnante de Stravinsky.
Texte de Jean-Pierre Robert     

Plus d’infos

• Igor Stravinsky : Le Rossignol, conte lyrique en trois actes. Livret du compositeur et de Stepan Mitusov, d'après le conte ''Le Rossignol et l'Empereur de Chine'' de Hans Christian Andersen. Traduction française de Michel-Dimitri Calvocoressi
• Sabine Devieilhe (Le Rossignol), Cyrille Dubois (Le Pêcheur), Chantal Santon Jeffery (La Cuisinière), Jean-Sébastien Bou (L'Empereur de Chine), Laurent Naouri (Le Chambellan), Victor Sicard (Le Bonze), Lucile Richardot (La Mort), Cyrille Dubois, Francesco Salvadori, Rodolphe Briand (Trois Émissaires japonais)
• Ensemble Aedes, dir. Mathieu Romano : Chœur, Courtisans, Spectres
• Les Siècles, dir. François-Xavier Roth
• 1 CD Erato : 5054197624049 (Distribution : Warner Classics)
• Durée du CD : 46 min 29 s
• Note technique :  (5/5)

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