Opéra : Peter Sellars et Teodor Currentzis s'emparent avec brio d'Idoménée
Paula Murrihy/Idamante, Nicole Chevalier/Elettra, Russell Thomas/Idomeneo, Ying Fang/Ilia ©SF/Ruth Walz
- Wolfgang Amadé Mozart : Idomeneo. Dramma per musica en trois actes KV 366. Livret de Giambattista Varesco d'après le texte d'Antoine Danchet pour la tragédie en musique "Idoménée" d'André Campra
- Russel Thomas (Idomeneo), Paula Murrihy (Idamante), Ying Fang (Ilia), Nicole Chevalier (Elettra), Levy Sekgapane (Arbace), Issachah Savage (Gran Sacerdote), Jonathan Lemalu (Nettuno/La Voce)
- Brittne Mahealani Fuimaono, Arikitau Tentau, danseurs
- musicAeterna Choir of Perm Opera, Vitaly Polonsky, chef des chœurs
- Freiburger Barockorchester, dir. : Teodor Currentzis
- Mise en scène : Peter Sellars
- Décors : George Tsypin
- Costumes : Robby Duiveman
- Lumières : James F. Ingalls
- Chorégraphie : Lemi Ponifasio
- Dramaturgie : Antonio Cuenca Ruiz
- Felsenreitschule, Salzburg, mercredi 15 août 2019 à 15h
En confiant la nouvelle production d'Idomeneo à l'équipe Sellars-Currentzis, Markus Hinterhäuser savait l'audace mais aussi la sûreté de son choix. Après leur magistrale Clémence de Titus au festival 2017, il était évident que ces deux talents de génie allaient profondément repenser l'opera seria du jeune Mozart. Et ils l'ont fait avec brio. Car voilà un spectacle d'une rare force théâtrale et d'une beauté musicale absolue nonobstant une réécriture dramaturgique radicale.
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C'est en 1781, pour Munich, que Mozart se voit commander un nouvel opéra. Ce sera un dramma per musica, modelé sur le genre de l'opera seria. Le livret d'Idomeneo écrit par l'abbé Giambattista Varesco s'inspire d'une pièce française « Idoménée » conçue par un certain Antoine Danchet pour être mise en musique par l'aixois André Campra. Autant dire que le sujet, tiré de la Grèce antique, comprend son lot de conventions et de rigidités. Tout cela encore compliqué par les demandes des chanteurs vedettes pressentis pour cette création et les réticences au changement d'un librettiste fort attaché à la tradition. Mais le jeune Mozart de 25 ans qui n'entend pas s'y laisser enfermer, laisse éclater son génie théâtral. Et sur une intrigue plutôt convenue, conçoit une œuvre d'une réelle force dramatique qui met à mal le carcan de l'opera seria : un poids qu'on a longtemps mésestimé, ravalant cet opéra au rang de pièce de second choix, comparé aux joyaux de la trilogie da Ponte. Et pourtant Idomeneo renferme les germes de ce qui constitue le sens inné de la manière de Mozart et auxquels devront beaucoup ses opéras postérieurs. L'utilisation du chœur en particulier et un sens mélodique qui n'appartient qu'à lui. Avec cet opéra Mozart s'affirme lui-même.
Ying Fang & Nicole Chevalier ©SF/Ruth Walz
Peter Sellars dont on connaît les interprétations invitant le public à concevoir les œuvres du répertoire à la lumière de l'actualité et des tensions sociales voire politiques qui la sous-tendent, conçoit une régie extrêmement fluide, comme un film. Elle est forgée sur deux postulats qu'il tire directement des didascalies. Le pouvoir de l'océan d'abord, en référence aux dérèglements climatiques dont il est aujourd'hui tant question. « C'est un opéra sur l'océan », affirme-t-il, Mozart concevant sa musique « en pensant l'océan comme une force physique, une force cosmique et une présence morale magnétique ». Il est certain que l'univers marin baigne plus d'un passage de cette œuvre. Singulièrement pour ce qui est de l'entrée d'Idomeneo venant d'échapper à une tempête. Et plus tard, celle furieuse qui se déchaîne, atteint les rives crétoises et déverse un monstre terrorisant le peuple. L'autre clé de lecture est celle de la migration des peuples, un sujet d'aujourd'hui : la jeune princesse Ilia est une réfugiée comme les autres prisonniers troyens. Mais Elettra ne l'est-elle pas aussi, qui a cherché refuge en Crète après l'assassinat de sa mère ? Dans la vision de Sellars, cette autre figure féminine prend une dimension inattendue, affirmée, avec emphase presque : celle d'une femme, certes jalouse car aspirant elle aussi au cœur d'Idamante, mais aussi compatissante aux malheurs de la jeune Ilia. Loin de la virago qu'on représente souvent. Des moments comme le duo avec celle-ci ou avec Idamante sont ici traités avec une douce compassion. Dans son souci didactique, Sellars réécrit le synopsis dans le plus grand détail. Au centre duquel le conflit père-fils et le sacrifice de ce dernier.
De fait, la réalisation scénique reste sobre, fidèle à la manière naturellement explicative favorisée par le régisseur américain : une direction d'acteurs très serrée, qui n'utilise que le centre du vaste plateau de la Felsenreitschule, un traitement des chœurs on ne peut plus évocateur par sa gestique signifiante, dans un environnement décoratif qui se signale par sa simplicité et son esthétisme. Celui-ci est constitué par un ensemble d'objets translucides, de tailles diverses, tels qu'amphores, flacons et autres poissons qui jonchent le sol ou demeurent suspendus dans les cintres. Une gigantesque forme de texture toute aussi transparente, s'apparentant à un animal aquatique, fournira le monstre marin de la fin du IIème acte. On ne rencontre là finalement aucun des excès qu'on pouvait attendre d'une telle approche réimaginée de l'histoire parce que Sellars ne cherche pas à imposer à tout prix une vision provocatrice. Contrairement à son collègue Achim Freyer, la veille pour la production d'Œdipe d'Enesco, il occupe tout le site naturel de la Felsenreitschule et ses arcades creusées à même la roche, lui laissant ainsi toute sa force d'évocation. Le milieu marin est traduit essentiellement par les éclairages (James F. Ingalls) d'une grande douceur dans l'usage d'un dégradé de bleus. Au contraire, le recours au rouge vif s'impose lorsqu'il s'agit d'évoquer la passion des cœurs. Dès lors, on passera sur la suppression de la majeure partie des recitativo secco, biffés aux fins de meilleur influx dramatique. Comme sur le curieux traitement du ballet final. Sellars a fait le choix de le conserver car il s'agit là, selon lui, « de la plus excitante musique écrite par Mozart durant toute sa vie ». Le traitement en est original car il est confié seulement à deux danseurs, venus de îles Samoa, dans une chorégraphie quelque peu elliptique conçue par Lemi Ponifasio. Mais ils seront rejoints par l'ensemble des chœurs et solistes à l'accord final. Cet épilogue de l'opéra avec l'exécution de la musique de ballet, qui laisse alors l'entier plateau vide de tout élément décoratif, est voulu par le metteur en scène comme une sorte d'explicitation du projet de nettoyage de toute la masse de matière plastique recouvrant les océans.
Ying Fang & Paula Murrihy ©SF/Ruth Walz
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Musicalement, la réussite est éclatante. Eu égard à la direction pour le moins incandescente de Teodor Currentzis. Le chef grec livre une lecture où chaque note est pensée, chaque inflexion travaillée, chaque couleur étudiée. Les tempos semblent s'être quelque peu assagis et côtoient même des ralentissements marqués. Ce qui permet de faire affleurer des nuances proprement inouïes. La musique est comme dansante sous ses doigts. Il y a du Harnoncourt chez cet homme ! Le Freiburger Barockorchester répond avec une patine d'excellence et des traits instrumentaux hautement disciplinés. Ainsi des accents héroïques de l'Ouverture dont se détachent flûtes et hautbois, de l'accompagnement des airs avec leurs instruments solistes, ceux d'Ilia agités, ceux d'Idamante emplis de noblesse, ou d'Elettra dispensant véhémence contenue. Les ensembles libèrent tout autant d'impact, le quatuor de l'acte III en particulier. Les ensembles confiés aux chœurs ne sont pas moins expressifs, singulièrement celui qui conclut l'acte II, où Currentzis dispense comme une vague d'effroi que ponctuent les interjections épouvantées du chœur. Il en va encore de l'exécution de la musique de ballet à la fin de l'opéra, joué avec fougue, énergie, presque furie. Sellars la voit comme l'aboutissement du processus créatif couronnant l'arrivée d'une nouvelle génération après l'abdication d'Idomeneo, et tel un rituel pour une nouvelle ère.
Issachah Savage/Gran Sacerdote & musicAeterna Choir of Perm Opera ©SF/Ruth Walz
La distribution lance dans la lumière toute une nouvelle génération de chanteurs déjà au fait de l'idiome mozartien. Ainsi de la chinoise Ying Fang, Ilia, qui dispense un soprano éthéré aussi bien qu'une présence indéniablement captivante, de Paula Murrihy, Idamante, beau timbre de mezzo, magistralement conduit, et d'une intense émotion, de Nicole Chevalier enfin, Elettra. Cette dernière, déjà remarquée dans son incarnation de la Cunégonde du Candide de Bernstein au Komische Oper de Berlin, démontre une virtuosité magistralement contrôlée dans une partie pourtant semée de difficultés. Son dernier air a quelque chose d'effrayant. Toutes les trois assument avec aplomb les ornementations de leur rôle dans un style qui n'a rien à envier à leurs devancières céans. La relève est assurée ! Les rôles masculins sont bien tenus, dont le ténor Issachah Savage, le Grand Prêtre, et la basse Jonathan Lemalu, Neptune. Le style vocal de l'américain Russell Thomas n'est pas de la même eau. Ce jeune artiste qui a déjà travaillé avec Sellars, en particulier pour le rôle-titre de La Clémence de Titus il y a deux ans sur cette même scène, ne possède pas la fluidité mozartiennne, en particulier dans les vocalises d'un air de bravoure comme le célèbre « Fuor del mar ». Même si la voix de ténor est bien timbrée et projetée comme le personnage assumé avec conviction. Cette réserve n'affecte cependant pas la cohérence d'un plateau vocal de choix. La palme revient sans doute au chœur musicAeterna de l'Opéra de Perm. Tout comme il en avait été dans le Titus de 2017 entre les mains de Teodor Currentzis et du chef des chœurs Vitaly Polonsky, on ne peut que saluer une prestation d'exception : une telle qualité des voix, un tel raffinement des intonations, un tel investissement de tous les instants ont peu d'exemple, même parmi leurs pairs les plus aguerris. En un mot, une réussite comme Salzbourg sait en proposer.
Texte de Jean-Pierre Robert
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